La fin du show

Qu’est-ce qui arrive à «la fin du show» ?

Nous sommes le 25 avril, je lis les journaux et les médias sociaux. Partout, on parle du dernier album des Cowboys fringants et, surtout, de leur chanson phare La fin du show. Un meme apparait dans mon fil Facebook, qui met chacun au défi de regarder le vidéoclip sans pleurer.

Intriguée — et parce que j’étais moi-même à l’adolescence une grande fan des Cowboys —, j’écoute attentivement la dernière chanson de Karl Tremblay. Toutefois, loin de m’attendrir, elle me glace le sang.

L’évidence du néant ?

En particulier, le dernier couplet me surprend par sa dureté :

Adieu frères de larmes et de sang
Ou devrais-je vous dire à néant ?
Parce qu’au moment d’la fin du show
Y’a rien d’l’autre côté du rideau
Pas de voyage organisé
Dans un tunnel illuminé
Pas d’enfer ni de paradis
Tout ça c’est des esties d’conneries

Il est troublant d’entendre un homme chanter son propre anéantissement avec autant d’assurance. Pourtant, pour qui connait l’histoire de la pensée humaine, rien n’est moins certain que l’absence de vie après la mort.

Et pas besoin d’être croyant, les plus grands philosophes de l’histoire suffisent amplement à ouvrir cet horizon. Loin de trouver évident que la mort anéantisse l’homme, la plupart argumentent pour une vie après la mort. Platon, notamment, met ces mots dans la bouche d’un Socrate sur le point de boire la cigüe : « J’ai le ferme espoir qu’il y a quelque chose après la mort, quelque chose qui, d’après les vieilles croyances, est bien meilleur pour les bons que pour les méchants ».

Se faire avaler par l’univers : une bonne nouvelle ?

On objectera que c’est la peur qui fait s’accrocher à la vie éternelle. Il faudrait plutôt embrasser la mortalité, voire se réjouir à l’idée de finir avalé par l’univers, de « rejoindre le grand tout ».

Depuis quelques années, et de plus en plus, j’observe cette nouvelle « religion », un paganisme nouveau genre, qui divinise confusément la nature. Dans leurs dernières volontés, certains demandent que leurs cendres rejoignent la mer, percevant dans cette « infinité » une beauté à retrouver. Or, ce néopaganisme comporte plusieurs contradictions.

D’un côté, « nous » rejoignons l’univers. Mais, de l’autre, « nous » n’existons plus. Dans ce cas, rien de « nous » — si vraiment nous ne sommes que matière — ne s’unit réellement à la grande nature. Autrement dit, nous sommes « avalés » par l’univers, c’est-à-dire détruits et « digérés » en matière nouvelle.

À ce sujet, les mots sont trompeurs : le pronom « je » donne l’impression d’une continuité, comme lorsque certains affirment qu’à la mort « ils ne souffriront plus ». Ce n’est pas faux, mais il faut comprendre ce que cela signifie : ils ne souffriront plus parce qu’ils ne seront plus. Ce n’est pas la souffrance qui disparait, mais le sujet lui-même et, conséquemment, tous ses états possibles.

Qui plus est, de voir sa propre dispersion dans l’univers comme une consolation, c’est se leurrer. C’est ne pas réfléchir jusqu’au bout. Mais il faut reconnaitre une parcelle de vérité dans ce raisonnement. Il est vrai que l’univers est ordonné, qu’il est beau et qu’il nous dépasse. De tels attributs obligent cependant à poser à son origine un Ordonnateur. Par exemple, l’infini que nous inspire la mer en appelle un autre, celui même de son Créateur.

Saint Paul insiste : Dieu se révèle à qui observe attentivement la nature. « Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. »

Le néant est-il justice ?

Les Cowboys enchainent sur le sort commun de l’humanité :

Qu’elle soit extra ou ordinaire
Chaque vie finit d’la même manière
C’est la seule justice sur la Terre
Tous égaux dans le cimetière

Ce passage, qu’il soit ironique ou pas, soulève une question pertinente : que tous reçoivent le même sort, soit le néant, est-il justice ?

En réalité, rien n’est plus loin de la justice, car celle-ci, par définition, donne à chacun son dû. Comme l’affirmait Socrate, dans une vision cohérente de la vie après la mort, on récompense les bons et on punit les méchants. Affirmer que tous finissent au cimetière, c’est une autre manière de faire ressortir l’absurdité de la vie. C’est poser qu’aucun tribunal ne redonne à chacun son dû.

La perspective du néant fait-elle mieux vivre ?

Qu’à cela ne tienne, me diront certains. Toujours est-il qu’en niant la vie après la mort, les Cowboys fringants invitent, dans La fin du show, à profiter de cette vie. Après tout, l’espoir de l’éternité empêcherait de gouter pleinement le moment présent.

D’ailleurs, dans le Livre de la Sagesse, la Bible révélait déjà ce raisonnement des incroyants :

Nous sommes nés par hasard, et après, nous serons comme si nous n’avions pas existé ; le souffle de nos narines, c’est de la fumée, et la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœur :
si elle s’éteint, le corps s’en ira en cendres, et l’esprit se dissipera comme l’air léger.
(…)
Alors allons-y ! Jouissons des biens qui sont là ; vite, profitons des créatures, tant que nous sommes jeunes.

C’est la même « philosophie » que chante Karl Tremblay, lui qui aurait vécu une vie « plus cool » que la nôtre :

La vie m’a gâté comme personne
J’l’ai eue facile, j’ai eu du fun
Faisant des excès au coton
Sans jamais trop faire attention

Or, cette vie de plaisir et d’excès satisfait-elle vraiment ? Non, selon les sages de tous les temps, qui s’accordent à dire que les facultés proprement humaines procurent davantage de joie que celles dites « animales ». Ainsi, il y a plus de bonheur dans la contemplation de la vérité que dans les excès de bouffe et de vin ; dans l’amour profond que dans le sexe d’un soir.

Jean-François Pauzé, l’auteur de La fin du show, concède lui-même cette insatisfaction, mettant ces mots dans la bouche de son ami :

J’pourrai dire
Avec un sourire
Ok, all right
J’ai eu une ben belle ride
Et je n’ai aucun regret
Mais c’est pas si vrai
Parce qu’au final
J’me serai fait mal
Brûlant mes ailes
Autant que la chandelle
Souvent mon instinct de mort
Était plus fort

Les poètes sont des menteurs

On me sommera peut-être de laisser les Cowboys fringants tranquilles : tous ont droit, dit-on, à leur opinion, surtout sur un sujet aussi important que la mort.

C’est vrai. Je crois en la liberté de pensée. Mais cette liberté en appelle une autre : celle de discuter, surtout de sujets aussi fondamentaux et communs.

Et il importe, par ailleurs, de dénoncer le faux, en particulier lorsqu’il convainc de nombreuses personnes, comme la dernière chanson des Cowboys fringants. Platon, dans La République, accuse les poètes de parfois mentir, c’est-à-dire de proposer des représentations erronées de la réalité, mais capables de convaincre, surtout considérant la charge émotive véhiculée par les œuvres artistiques. C’est le cas ici, alors que la musique incline émotivement les auditeurs à adhérer aux paroles de La fin du show, parfois sans jugement critique.

Combien se laisseront bercer par le chant du cygne de Karl Tremblay ? Et combien perdront un peu plus espoir, se laissant encore une fois convaincre de l’absurdité de la vie ?

Alors que la vie ne comporte rien d’absurde, comme le témoignait Socrate au crépuscule de la sienne, en enjoignant à ses amis de ne pas désespérer.

Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.