L’hiver, c’est l’enfer. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Dante dans sa Comédie. Pour lui, l’ultime cercle de l’enfer n’est pas une fournaise de feu, mais un désert de glace réservé aux traitres, ces briseurs de relation. Entièrement gelés et figés, ils ne peuvent même pas tourner la tête pour parler ou regarder autour d’eux. Ils sont tout à fait isolés, parce qu’ils ont refusé d’aimer. L’enfer est un enfer-mement sur soi, un châtiment que l’égoïste s’inflige à lui-même.
Comme Aristote, je me suis toujours méfié des ermites: «Personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. […] Il est évidemment préférable de passer son temps avec des amis et des hommes de bien qu’avec des étrangers ou des compagnons de hasard. Il faut donc à l’homme heureux des amis!»
Pour le philosophe grec, seuls une bête ou un dieu peuvent se passer des autres. Notre misère corporelle et spirituelle nous rend naturellement interdépendants. La solidarité est l’ultime remède à notre fragilité. Dans son Dialogue, sainte Catherine de Sienne attribue à la sagesse divine cette indigence originelle:
«Pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribuées avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres.»
On ne peut être heureux sans les autres, sans rivière, forêt et atmosphère, sans famille, nation et culture, sans parents, amis et Dieu. La croissance personnelle est un leurre, puisqu’il n’y a de croissance que collective. C’est tout un village qui élève un enfant et toute une planète qui fait germer un épi de blé. Le bonheur est nécessairement écologique et théologique. On ne peut choisir l’un sans l’autre, au risque de disjoindre ce qui est naturellement et surnaturellement lié: la création et le Créateur.
Et pour preuve: nos plus grandes joies et peines ne viennent-elles pas d’ailleurs de ce qui arrive aux gens dont nous sommes les plus proches, c’est-à-dire naissance, mariage, maladie, décès, séparation, réconciliation?
La croissance personnelle est un leurre, puisqu’il n’y a de croissance que collective.
La communion des saints, cette solidarité invisible dans le bien comme dans le mal, est le mystère chrétien qui peut nous sauver de la catastrophe climatique tout comme de l’enfermement individualiste.
La bonne question n’est donc pas: «Comment puis-je être heureux?» mais: «Comment pouvons-nous être heureux?» Car si le proverbe a raison de dire qu’un malheur n’arrive jamais seul, le bonheur non plus. La question éthique du bonheur est donc indissociable de la question politique du vivre-ensemble. Ce n’est pas pour rien que la langue française commande d’écrire toujours «heureux» au pluriel!
L’hiver, c’est l’enfer… seulement si l’on s’enferme chez soi pour s’isoler des autres. Pour ceux au contraire qui s’invitent pour partager leurs tables et leurs cœurs, le ciel estival est déjà là.