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L’anti-FOMO

En êtes-vous bien sûr? N’avez-vous pas mieux à faire? Parce que lire ce texte, c’est ne pas en lire d’autres, peut-être plus intéressants, et surtout ne pas écouter les dernières infos, visionner les dernières vidéos, bien plus exciting, sinon inspiring. Je sens d’ailleurs votre œil qui prend déjà la tangente, coupe à travers les lignes pour suivre la diagonale jusqu’au bas du texte à droite.

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Allons bon, vous n’avez pas entendu? Vous n’avez pas senti? Cela vient de vibrer sur la table. Ça peut être important: un attentat, un ballon d’or, mamie qui vous appelle… Ouf! Une notification vous a permis de légitimer votre décrochage. Non, ce n’est pas de la distraction, c’est de l’attention ouverte, multiple, tournée vers la diversité du monde, si l’on peut encore appeler «monde» ce qui est son éclatement dans le vrac de toute une scintillante verroterie…

Et voici le faux mot, le vrai acronyme, le terme qui désigne ce que je m’efforce d’évoquer en vous ayant perdu: la FOMO – Fear Of Missing Out, «peur de rater quelque chose». Imaginez la carte d’un restaurant qui ne cesserait de s’allonger… Comment choisir? Imaginez-vous avoir besoin d’un verre d’eau alors que vous ne disposez que d’une bouche d’incendie, avec son débit de vingt litres par seconde… Comment vous désaltérer?

La FOMO serait une pathologie issue de l’extension indéfinie des réseaux informatiques. Chaque seconde, ce sont désormais plus de trente-mille gigaoctets d’informations produits; chaque minute, plus de trois-cent-quatre-vingts applications téléchargées. Tandis que les appareils passent en 5 ou 6G pour éponger ce déluge, notre vitesse de lecture à nous reste stable depuis des siècles, elle a même tendance à ralentir, tant il nous devient difficile de nous concentrer.

Ce n’est là que l’aspect matériel de la chose. Il y a aussi l’aspect moral. Sitôt que nous délaissons la «norme-valeur», nous nous imposons une «norme-temps» inexorable. Je vous déclare libéralement: «Tout est permis», et aussitôt, vous voulez tout faire, mais vous ne le pouvez pas. La norme-valeur limitait votre pouvoir, la norme-temps vous fait éprouver votre impuissance.

L’hyperaccessibilité de tout, sans hiérarchisation, équivaut au supplice de Tantale. Vous ne pouvez même plus connaitre le malin plaisir de la transgression. Vous ne faites qu’enfoncer des portes ouvertes; vous vous jetez par d’innombrables windows. Rien ne faisant exception ni dans l’offrande ni dans l’obstacle, vous vous trouvez toujours plus vide au milieu de la profusion, pareil à un individu dans le flot mouvant de la foule, exposé à toutes les frictions, incapable d’une rencontre. Le «J’ai tout l’espace à portée de main» se change en «Je n’ai plus le temps». Vos coming-out virent au burn-out.

Vous m’avez lu jusqu’ici? Je n’ose dénombrer les choses que vous avez ratées. Mais la plupart étaient déjà des ratages. Alors, vous n’avez rien raté, ou presque. La FOMO en soi rate l’essentiel. Car l’essentiel n’est pas du côté de telle ou telle chose, mais du côté de l’attention que vous lui portez.

Prenez n’importe quoi, un gobelet en carton, une plume d’oreiller, et soyez attentif. L’anthropologue André-Georges Haudricourt disait: «N’importe quel objet, si vous l’étudiez correctement, toute la société vient avec.» Et beaucoup plus que la société. Le poète, avec un seul brin d’herbe, fait venir le monde. Le philosophe contemple le grain de poussière et remonte jusqu’à la cause première, immuable, inépuisable. Quant au chrétien… J’en connais qui restent des heures devant une miette de pain blanc, pas même levé. Ils ont la foi, laquelle semble particulièrement insensible à la FOMO.

Fabrice Hadjadj

Fabrice Hadjadj est philosophe et dramaturge. Il dirige l'Institut Philanthropos, à Fribourg, en Suisse.