Juillet 1979, tout le Québec est sous le choc. Gilles Pimparé et Normand Guérin viennent d’assassiner deux adolescents sur le pont Jacques-Cartier: Chantale Dupont, 15 ans, et Maurice Marcil, 14 ans. Après avoir été agressés et étranglés, ils sont jetés vivants 50 mètres au-dessus du fleuve et meurent noyés. Le double meurtre est si brutal que des journalistes qualifient ce crime d’impardonnable.
Mais les Québécois sont encore plus choqués quand, quelques jours plus tard, les parents de Chantale déclarent pardonner aux meurtriers de leur fille. Ils étaient en train de prier un Notre Père quand ils ont été touchés au cœur par la supplique: «Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.»
Si l’injustice suscite l’émoi, la miséricorde dérange souvent plus encore. Elle répugne aux hommes matérialistes et capitalistes, parce qu’elle refuse de voir le monde uniquement en termes de quantité et de mérite, auxquels elle préfère la qualité et la gratuité. Comme le dit si bien saint Augustin: «La seule mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure.»
Trois degrés de l’amour
Selon Thomas d’Aquin, aimer, c’est-à-dire vouloir le bien de l’autre, peut se réaliser à trois degrés.
Le premier se nomme «justice». Elle consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, selon la stricte logique du mérite. Des parents subviennent aux besoins de leurs enfants, un patron verse le salaire à ses employés. C’est la base de l’amour que d’être juste.
Le second se nomme «libéralité». Elle consiste à donner gratuitement plus que ce qui est dû, sans considération pour le mérite. Des parents offrent des cadeaux à leurs enfants, un patron accorde un boni à ses employés. C’est le corps de l’amour que d’être généreux.
Le troisième se nomme «miséricorde». Le miséricordieux pardonne malgré ce qui est dû, au-delà du démérite. Des parents accueillent dans leur maison des enfants ingrats, un employeur rembourse la dette d’un employé qui l’a volé, une épouse reprend son mari qui l’a trompé. C’est la fine pointe de l’amour que d’être miséricordieux.
L’inégalité dans la miséricorde est inversée: ce n’est plus le mal, mais le bien qui est en dette.
Un pari éthique
Pour Edgar Morin, le pardon est «un pari sur la régénération de celui qui a failli, un pari sur la possibilité de transformation et de conversion en bien de celui qui a commis le mal».
Douze ans après le meurtre de leur fille, le couple Dupont est allé rencontrer pour la première fois Normand Guérin, toujours incarcéré. La scène a été filmée à l’occasion du bouleversant documentaire de Denis Boivin sur le pardon. À la fin, ils s’embrassent tous les trois. Le père de Chantale dit en pleurant: «C’est le plus beau jour de ma vie.»
Plusieurs autres visites en prison suivront. Une relation quasi filiale naitra entre eux. Il y a quelques années, monsieur Dupont a même confié à une journaliste: «C’est comme s’il était notre fils. Est-ce qu’on peut l’écraser? Le haïr? Non. Aimer au-delà de l’offense, c’est ça, pardonner.»
La miséricorde, c’est l’amour vainqueur du refus de l’amour.