Gaza
Illustration : Marie-Pier LaRose

Gaza : l’illusion d’une guerre juste

Entre l’indifférence coupable et l’indignation performative, une analyse sobre et prudente de la guerre Israël-Hamas manque cruellement au débat public, jusque dans les interventions de figures aussi expérimentées qu’influentes, comme celle de l’ancien premier ministre canadien Stephen Harper, qui a récemment lancé un pavé dans la mare. Comment saisir les ressorts moraux du conflit à Gaza, cinq mois après l’attaque du 7 octobre dernier ?

Certes, l’intervention militaire israélienne à Gaza attire son lot de commentaires passionnés, sans qu’on ait peut-être pris le temps de réfléchir aux exigences d’une prise de parole responsable. Pour l’observateur étranger, le danger est celui du point de vue désincarné. Après tout, comment prétendre à une réelle compréhension des enjeux ? Et, surtout, comment éviter l’indignation de poche, celle qu’on peut remiser dans sa veste le temps d’une fin de semaine de ski et réactiver sur commande ? Faut-il vivre dans une colère perpétuelle, la prendre sur soi ? Ou ne pas s’émouvoir du tout, parce qu’on n’est pas concerné ?

Raisonnement tronqué

Le 18 février dernier, dans un texte intitulé Israel’s war is just, Hamas must surrender or be eliminated, Stephen Harper signait une résolution rigide et partiale en faveur d’Israël. Tendancieuse, aussi, parce qu’elle reprend à son compte le récit mythique d’Israël comme agent pacificateur au Proche-Orient. Ainsi, une attaque contre Israël est une attaque contre la paix. C’est un raisonnement tronqué, qui présente de façon manichéenne les ressorts du conflit : le bien lutte contre le mal. Israël tente comme il peut d’en arriver à la paix, mais il se bute sur un opposant idéologique et violent. Les allusions décomplexées à l’Allemagne nazie ne sont pas écartées. En fait, Harper y défend l’idée sans équivoque que le peuple juif y rejoue son rôle de victime d’une attaque gratuite et génocidaire. Une répétition de l’Holocauste.

Évacuant d’emblée les objections trop naturelles, l’ex-premier ministre fait l’économie des questions difficiles. Pourquoi un peuple humilié, encagé et acculé au pied du mur finit-il par s’en remettre à une mouvance politique violente ? Un état soi-disant démocratique n’est-il pas soumis à des critères moraux plus élevés qu’une association terroriste ? Le droit international ne reconnait-il pas la colonisation israélienne comme une provocation continue et illégitime ? N’est-elle pas, au moins autant que l’antisémitisme, un bâton perpétuel dans les roues d’une solution à deux états ?

« The core problem is not Israel » (en français : le principal problème, ce n’est pas Israël), dit-il, avant d’ajouter, comme preuve, que l’état israélien aurait pu engloutir tous les territoires palestiniens bien avant, mais qu’il ne l’a jamais fait.

Jamais ? Il faut avoir un sens aigu de la négation. Le fait qu’Israël engloutisse la Palestine à petites bouchées plutôt que d’un seul coup peut-il vraiment être considéré comme un gage de bonne foi ? Et, pour être cynique, les guerres ouvertes n’ont-elles pas toujours favorisé les plans d’expansion de l’état juif ?

N’est-il pas vrai que le sionisme gangrène le pouvoir israélien, comme l’islamisme et l’antisémitisme le font pour le pouvoir palestinien, et qu’en termes comptables, le premier a certes beaucoup plus d’effets concrets que le second ? Ces deux tendances absolutistes ne se nourrissent-elles pas l’une de l’autre ? Et puis, n’abuse-t-on pas du préjugé selon lequel chaque Arabe vient au monde avec la volonté de « jeter les Juifs à la mer » ? À quel moment cela sert-il d’écran pour camoufler la réelle et légitime opposition à l’occupation israélienne ?

Engrais de la radicalisation

Israël a essayé de tolérer l’existence du Hamas, à Gaza, et de contenir son action, dit Harper, et ça n’a pas fonctionné. Selon lui, il est temps de faire le ménage. De fait, l’obstacle majeur à une entente binationale proviendrait d’un endoctrinement et d’une radicalisation « fleurissante » en Palestine. Ses habitants, aux cerveaux lavés par un courant continu de fanatisme religieux, refusent à l’état juif le droit d’exister. Toutefois, Harper oublie de se demander d’où provient l’engrais de cette « floraison ».

En effet, le blocus de la bande de Gaza, qui dure depuis 17 ans, la politique colonialiste, depuis plus longtemps encore, et les crimes de guerre qui se commettent actuellement n’ont-ils pas toutes les chances de radicaliser définitivement une génération entière de Palestiniens ?

L’historien israélien Shlomo Sand est lui aussi pessimiste quant à l’établissement d’une solution binationale, mais pour une raison différente :

Qu’on le veuille ou non, la haine entre Israéliens et Palestiniens, les inégalités profondes que ces derniers vivent, la situation d’apartheid sont des terreaux féconds de violence. […] On ne s’est jamais rapprochés de la paix, car Israël n’a pas eu durablement cette volonté de reconnaitre des droits égaux aux Palestiniens. Israël a continué de dominer ces derniers et c’est la source de la violence que nous connaissons aujourd’hui.

La paix est le repos

La paix, ce n’est pas l’état de calme relatif qui survient après avoir terrassé l’ennemi ni la victoire et la domination. La paix, c’est le repos. C’est aussi un risque, disait l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin : « Il s’agit d’un parcours semé de difficultés et de douleur. Pour Israël, il n’est pas de chemin qui soit sans douleur. Mais la voie de la paix est préférable à celle de la guerre ».

La suite des accords d’Oslo n’a peut-être pas fait la démonstration qu’une solution politique était à portée de main, mais elle nous a tout de même fait comprendre qu’une vision commune, guidée réciproquement par le bien des deux parties, était possible. Or, c’est la voie la plus difficile, la plus précaire, la plus susceptible d’être soufflée par la rancœur, l’amertume et les blessures.

Il faudrait éviter de la rendre moralement infréquentable par le genre d’intimidation rhétorique que propose le très honorable Stephen Harper.

Gabriel Bisson

Physiquement bellâtre, intellectuellement ambitieux, socialement responsable, moralement innovateur, Gabriel croit aux choses qu'on peut prouver, mais aussi à certaines choses qu'on peine parfois à rationaliser. Ingénieur, il met son amour des lettres et du dessin au service de notre média.