Au départ, je venais interviewer Éric-Emmanuel Schmitt, le dramaturge, le romancier, le nouvelliste et essayiste, le cinéaste et l’acteur. Après la lecture de son tout dernier récit, Le défi de Jérusalem, je savais que je venais désormais à la rencontre d’un homme nouveau, d’un frère nouveau. En moins de deux, la glace était brisée entre deux anciens athées, foudroyés par la grâce.
Le Verbe: Dans ce récit de voyage où vous êtes pèlerin en Terre sainte, vous osez raconter votre expérience mystique, votre rencontre palpable, charnelle, avec Jésus; vous n’avez pas eu peur du qu’en-dira-t-on?
Éric-Emmanuel Schmitt: Je n’ai plus peur. Quand on est aussi gâté, on n’a plus peur. J’ai été touché deux fois par la grâce. Une première fois dans le désert du Sahara en 1989 – une expérience que je raconte dans La nuit de feu, où je suis passé de l’athéisme à la foi. À cette époque, je n’ai pas compris que je devais en témoigner; j’ai cru que c’était un truc qui m’arrivait à moi tout seul. Ça m’a transformé totalement. Intérieurement, un travail alchimique s’est opéré, renouvelant ma façon de voir le monde, mon vocabulaire, mes concepts, etc. J’en avais parlé un peu à mes intimes, puis des amis insistaient pour que j’écrive tout. Je l’ai donc fait, bien des années plus tard. Pour une rare fois dans ma vie, j’ai dit «je».
Quand, l’année dernière, je me suis retrouvé en Terre sainte, agenouillé devant le Saint-Sépulcre, traversé de part en part par Jésus en personne, je me suis dit qu’il n’y avait pas une seconde à perdre; cette fois-ci, je n’attendrais pas 28 ans pour en témoigner!
Parlez-moi de cette rencontre que vous nommez si bellement «l’incompréhensible».
J’ai fait une expérience mystique avec Jésus, avec Dieu, que je peux nommer désormais. C’est une personne qui était censée être morte depuis 2 000 ans et qui pourtant ce jour de septembre 2022 se trouvait là, devant moi, autour et en moi, dont je sentais l’odeur et ressentais la chaleur et le regard sur tout mon être.
Mon corps était malade, j’étais perdu, je ne comprenais plus rien et j’ai fini par réaliser que j’accouchais d’un nouvel homme.
Sur le coup, je me suis enfui derrière un pilastre qui se trouvait un peu en retrait et je me suis effondré là, par terre. Le père Henri, qui accompagnait notre groupe de pèlerins, a vu dans quel état je me trouvais. Il a failli s’approcher, mais il a vu que je vivais quelque chose, il a compris qu’il ne fallait pas intervenir, que je vivais quelque chose qui me dépassait moi-même.
Mon christianisme d’intellectuel est devenu charnel ce jour-là, et dans les jours qui ont suivi, j’ai souffert physiquement. Mon corps était malade, j’étais perdu, je ne comprenais plus rien et j’ai fini par réaliser que j’accouchais d’un nouvel homme.
Comment est-il, ce nouvel homme?
Il est confiant. J’ai toujours été confiant, mais pas à ce point-là. Une joie profonde m’habite. Je ne m’en suis pas rendu compte au départ, mais je le comprends maintenant. Je travaille comme un fou, tout le monde me le dit, je n’ai jamais autant travaillé. Les gens ne comprennent pas, mais en fait, ce qu’il y a, c’est cette joie profonde en moi. Ce n’est pas que je me sente invincible, pas du tout. Cette joie, c’est ma force.
Et cette force vient de Jésus, vous croyez?
Oui. Je le crois. Ça vient de la validation de son existence. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il a fait cet effort pour moi. C’est incompréhensible. Pourquoi moi? Pourquoi? Je me sens si gratifié; c’est la joie d’être infiniment gratifié. La Légion d’honneur, le prix Nobel, ce n’est rien. Cette gratification, c’est le sommet de ce que peut recevoir un homme! Pourquoi tant d’amour? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? Pour moi, c’est insupportable…
Il a pourtant répondu à ce «pourquoi?»…
Oui. Il m’a dit: «Par amour.» Tout simplement. Oh là là! Le chemin, subitement, est clair. L’énergie qui vient de cette joie, et cette volonté de témoigner comme pendant cet entretien que nous avons, et comme je l’ai fait en France dans ce pays voltairien, laïc – je dirais même laïcard – où l’on confond laïcité et athéisme… Tout d’un coup, je suis rentré dans tous les médias pour témoigner. Pour faire cela, ça prend cette joie.
Je crois que c’est la sincérité absolue qui touche les athées. Je parle la langue de celui qui n’est pas né là-dedans, mais qui l’a découvert. En fait, je parle la langue de l’athée pour dire qu’on ne peut pas rester dans l’athéisme, et ça, c’est audible par tout le monde.
C’est le pape François qui vous a demandé de partir en Terre sainte. N’avez-vous pas l’impression que c’était prophétique, comme s’il savait d’avance ce qui allait se passer?
C’est ça! Comme s’il savait! C’est dingue. C’est un signe du ciel. Un matin, le Vatican m’appelle pour m’offrir de partir en pèlerinage en Terre sainte et d’en écrire un livre. Et moi, je réponds tout bonnement que je veux bien faire le voyage, mais que j’écrirai un livre seulement s’il se passe quelque chose. Dieu a de l’humour, vous ne trouvez pas?
En plus, c’est au moment où je suis le plus voltairien de tout le pèlerinage, envoyant tout promener… Boum! Jésus se révèle à moi!
À la fin du pèlerinage, le pape voulait me voir pour que je le lui raconte. Et comme si ce n’était pas assez, trois mois plus tard – cette anecdote-là n’est pas dans le livre –, le Vatican m’appelle pour me demander où j’en suis avec mon livre. Je réponds que je viens de le terminer et que je l’envoie demain à l’éditeur. On me demande si je permettrais au pape de lire le manuscrit… C’est une question qu’on ne m’avait jamais posée! Je réponds «oui», bien entendu. Quatre jours plus tard, le pape avait lu mon livre et disait l’avoir beaucoup aimé. Il était en train de m’écrire une lettre… C’était trop.
C’est cette lettre qu’on retrouve en postface?
Oui. Vous savez que c’est la première fois qu’un pape fait une postface pour un écrivain!
Quelques jours plus tard, j’étais en banlieue parisienne pour jouer Madame Pylinska et le secret de Chopin. Je me maquillais… pour faire mon métier d’excommunié, et je reçois un WhatsApp du pape!
Je parle la langue de l’athée pour dire qu’on ne peut pas rester dans l’athéisme, et ça, c’est audible par tout le monde.
Je lis les premiers mots: «Caro Éric-Emmanuel. Caro fratello…» Je me suis écroulé en larmes. Je n’ai pas pu lire la suite. Je devais entrer en scène. Je me suis ressaisi en me disant que j’allais assurer sur scène, faire les signatures, aller au resto, et lire la lettre ensuite. J’ai dû attendre au lendemain. Le «Caro fratello» m’avait trop bouleversé…
Ce n’était pas prévu que le texte soit en postface! Moi, éperdu de gratitude, heureux, j’informais mes proches de la lettre, et ceux qui savaient lire l’italien, je la leur passais, et puis au bout de quelques heures, pour crâner, j’ai appelé mon éditeur. Il m’a dit: «Il faut l’éditer!» «Ah oui?» ai-je répondu. J’ai demandé la permission au Vatican; on a accepté. Le livre était quasiment sous presse. On a rattrapé pour ajouter la postface du pape juste à temps!
Maintenant que vous êtes converti, quoi écrire?
Ça change les choses. Le christianisme ne sera pas admis sur le même pied que d’autres spiritualités parce que je parle de là d’où je suis. Je serai honnête avec ça.
J’ai toujours rêvé d’écrire sur François d’Assise… Des hommes d’Église que je connais et que j’estime – je ne veux pas les nommer – me demandent d’écrire sur lui. C’est une figure que j’aime, comme Charles de Foucauld ou Blaise Pascal. Alors, maintenant que j’ai reçu cette surdose de christianisme au Saint-Sépulcre, que je suis un surdosé, je pourrais peut-être!
Vous vous considérez donc comme catholique?
Je me sens davantage chrétien que catholique, mais dans la mesure où je me sens tellement en accord avec le pape François, j’avoue me sentir très catholique!
Profondément, c’est à cause de l’eucharistie. Pour moi, la communion est tellement intense que je m’abstiens d’aller à la messe tous les dimanches. C’est une expérience mystique. Je m’en suis drogué en Terre sainte, vous savez! J’y allais deux fois par jour! La Vie descendait dans mon corps et puis remontait dans mon esprit. Un miracle chaque fois. C’est l’eucharistie qui me rend catholique.
Y a-t-il un sens nouveau à votre vie?
Je dirais plutôt que je le comprends, le sens de ma vie, à présent. Avec le recul, le trajet est clair, alors que, quand on avance, on ne voit pas très bien où l’on va. Maintenant, je vois les étapes. Non seulement je suis gratifié, mais en plus, l’écriture me permet de rendre cette gratification, de jouer ma petite partition dans le grand livre de l’histoire. Le sens est apparu, il a toujours été là; j’ai simplement été gratifié qu’il veuille bien me le révéler.