sacrifice
Photo : Jenna Norman/Unsplash

Pourquoi se priver?

Texte écrit par Leslie-Ann Boily

Lorsqu’on évoque l’idée du sacrifice chez les chrétiens, prier à genoux le chapelet, se priver pendant le carême, ou encore s’infliger de sévères pénitences corporelles viennent souvent à l’esprit. Dans la mentalité populaire, l’idée du sacrifice chrétien peut frôler, par moments, la caricature ou l’absurde. Pourtant, le sacrifice qui va jusqu’à la croix est au cœur même de la foi chrétienne. Est-ce à dire que le cœur de la foi chrétienne est absurde? Voyons si la psychologie peut contribuer à éclairer ce problème.

Le sacrifice, du latin sacer facere (rendre sacré), peut être défini comme une offrande. Dans l’Ancien Testament, le peuple offre souvent des animaux en sacrifice. Abraham est prêt à immoler son unique fils par amour pour Dieu. Dans le Nouveau Testament, Jésus affirme: «Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis» (Jn 15,13). Jésus est d’ailleurs l’offrande ultime pour la rédemption de nos péchés, ces petites et grandes morts quotidiennes qui nous coupent de l’amour avec un grand A.

La question du sacrifice est avant tout une question théologique, car elle se fonde sur l’étude du rapport à Dieu. Toutefois, la psychologie, qui s’intéresse à l’être humain dans son rapport à soi, aux autres et au divin dans certaines approches – humaniste-existentielle, transpersonnelle ou holistique –, peut également apporter son éclairage. Une définition plus englobante de l’expérience humaine du sacrifice pourrait être tentée: le renoncement volontaire à quelque chose par amour pour quelqu’un ou pour Dieu.

Contextualiser le sacrifice

Comme objet d’études en psychologie, tout sacrifice doit d’abord être contextualisé. Quel est l’objet du sacrifice et quelle importance lui accorde-t-on? À quel besoin répond-il et quelles en sont les motivations?

Le sacrifice est indissociable de son objet. L’exemple du parent qui se donne par amour pour son enfant semble à propos. Il se prive de sommeil, de loisirs et de nourrir comme avant ses relations sociales pour s’occuper de son enfant. Ces sacrifices constants sont certes exigeants, mais ils peuvent devenir enrichissants dans la mesure où les renoncements sont de plus en plus consentis.

Tout sacrifice a aussi ses motivations propres. La motivation pourrait être définie ainsi: un état psychologique qui pousse à agir et à maintenir cet agir dans la direction du but fixé, peu importe les obstacles. Différents desseins peuvent motiver le sacrifice. Pour un même but, ils varieront selon les individus et seront souvent multiples chez une même personne. De plus, ces motivations se divisent en deux catégories selon l’objet du don et les intérêts en jeu. Dans la première, le don est opportuniste, il attend une rétribution; dans la seconde, la privation est consentie, le donneur offre librement au receveur. Dans les deux cas, il y a un don, mais seul le second représente une motivation altruiste par sa disposition bienveillante et son souci du besoin de l’autre sans rien attendre en retour. Des études ont démontré que les personnes qui adoptent des comportements altruistes sont plus heureuses et présentent moins de risques de développer des troubles de santé mentale comme la dépression. Par ailleurs, plus les comportements altruistes sont adoptés, plus il est facile de continuer dans cette voie.

La motivation est source de fidélité dans l’épreuve, car le renoncement est éprouvant. Par exemple, il est possible de sacrifier des plaisirs temporaires qui apportent de petits réconforts pour prioriser ce que l’on reconnait comme des biens plus élevés, par exemple l’amour du prochain ou de Dieu. Sacrifier l’envie d’une aventure d’un soir procède de la même logique: privilégier la fidélité à son époux et à sa famille au nom d’un bien plus durable, comme la relation de confiance qui a été construite au fil du temps. La motivation permet de garder le cap.

Sacrifier certaines conduites pour assurer une meilleure cohérence avec ses valeurs peut être exigeant et demande du temps. Mais cette posture est payante. En effet, lorsque nous agissons en fonction de nos buts et de nos valeurs tout en acceptant les obstacles et le vécu intérieur que cela génère – émotions, pensées – sans chercher à les éviter, nous sommes dans une posture de flexibilité psychologique. Celle-ci rend la personne plus apte à s’adapter à l’environnement qui est constamment en mouvement. La flexibilité est d’ailleurs associée à une bonne santé psychologique.

Pour un plus grand bien

Sacrifier un bien pour un autre plus grand encore peut donner l’impulsion motivationnelle de rechercher plus activement l’objet du désir. «Cherchez et vous trouverez» (Mt 7,7). Dans la posture théologique, si je choisis de chercher Dieu, mes actions seront orientées vers lui. C’est dans l’ascèse, soit la privation, que les pères du désert ont cherché, puis trouvé Dieu. C’est dans le manque que Dieu peut se trouver, car il ne peut combler celui qui est déjà plein de lui-même.

La psychologie part ici davantage d’une quête de soi quant au sacrifice. Par exemple, un plaisir éprouvé lors d’une activité nourrit le bienêtre psychologique et assure une bonne santé mentale. Mais pour faire l’activité qui est source de plaisir, il faut renoncer à plusieurs choses: des passetemps parasites, des projections du réel, et parfois certaines façons de faire, pour en choisir de meilleures. Le passionné de ski, par exemple, passe beaucoup de temps sur les pentes et doit incidemment choisir ses loisirs en conséquence.

Si ces choix lui procurent un bienêtre psychologique, il y a fort à parier que cela transparait à l’extérieur. Partant du principe démontré que les émotions sont contagieuses, ce skieur vivant des émotions positives entraine ses proches dans une spirale ascendante d’émotions positives. Des études ont établi que les gens heureux sont entourés de gens heureux.

Mais où est Dieu là-dedans? Saint Augustin, un docteur de l’Église, apporte un éclairage intéressant en affirmant ceci: «Aime et fais ce que tu veux.» Il est possible d’être heureux en sacrifiant au quotidien de petites et de grandes choses par amour de ce que l’on désire vraiment. Un sain sacrifice est donc source de joie: c’est ce que révèlent les pères du désert dans leur quête de Dieu et le skieur passionné dans sa quête personnelle d’excellence.

Apprendre à renoncer

Le renoncement est fondamentalement lié à la maturité humaine en psychologie. Pour Judith Viorst (1988), psychanalyste de formation, il faut renoncer à beaucoup de choses pour devenir des adultes matures. L’enfant doit renoncer à certains désirs, envies ou projections du réel au cours de son développement. Il apprend ainsi à accepter les évènements malheureux et sera mieux préparé à affronter les épreuves qu’il ne manquera pas de rencontrer au fil du temps.

La notion de choix est capitale dans le renoncement. Un choix muri et conscient des impacts réels du renoncement est une voie de maturité psychologique indéniable. C’est à travers l’acceptation de la souffrance que la croissance psychologique est pleinement possible. Mais attention: c’est ici que le bât est le plus susceptible de blesser. Certains sacrifices sont plus couteux que d’autres sur le plan psychologique. Une plus grande souffrance guette la personne qui agit par peur ou contre sa volonté. De même, le recours aux mécanismes de défense qui maintiennent dans une vision sous-optimale de la réalité et qui coupent de soi, des autres ou de Dieu rendent difficile l’accueil de la souffrance. La tentation est alors de se replier sur sa souffrance, et l’enfermement fait obstacle au juste discernement.

Au contraire, une fois la souffrance acceptée et les conflits psychologiques résolus, l’angoisse sera diminuée et les relations avec les autres seront rétablies. Comme le disait Jean Monbourquette en s’inspirant des écrits de Carl Gustav Jung, il s’agit d’apprivoiser son ombre. Il faut amener l’ombre à la lumière pour la transformer en acceptation du réel. Le discernement psychologique œuvre de concert avec la grâce pour nous apprendre à sacrifier sainement.

Enfin, le sacrifice mature implique de renoncer à être vu et reconnu. L’agir doit être motivé par l’amour, non par la reconnaissance, pour être pleinement libre. Jésus conseille d’ailleurs: «Toi, quand tu jeûnes, lave-toi le visage et parfume-toi la tête. Ainsi, tu ne montreras pas aux autres que tu jeûnes» (Mt 6,17-18). L’amour fait fi de la reconnaissance.

Les fruits du sacrifice

Sans l’ombre d’un doute, tous les petits et grands renoncements faits par amour forgent notre cœur et notre capacité à aimer. Chaque don de soi permet de se décentrer de ses désirs égoïstes pour privilégier le bien de l’autre et le bien commun. Ils font croitre en nous la compassion et conduisent à une plus grande maturité psychologique et spirituelle.

Autres références

Deci, E. L., et R. M. Ryan, Intrinsic motivation and self-determination in human behavior, New York, Plenum, 1985.
Ryan, R. M., et E. L. Deci, «Intrinsic and Extrinsic Motivations: Classic Definitions and New Directions», Contemporary Educational Psychology, vol. 25, no 1, 2000, p. 54-67, [en ligne]. [doi.org/10.1006/ceps.1999.1020].

Photo : Jenna Norman/Unsplash

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