Il est 23h54, un soir de semaine insignifiant. Il y a déjà quelques heures de cela, épuisé par les tribulations d’une journée ingrate, vous vous êtes échoué sur le canapé du salon en décrétant que vous aviez besoin d’un «temps pour vous».
Les yeux vous chauffent et des fourmis vous envahissent le bras, mais cette recette de pad thaï cuisinée sous vos yeux sur le petit écran de votre iPhone est extrêmement captivante. Oui, vous vous étiez promis de vous coucher tôt ce soir. Vous avez fait preuve de bonne volonté en migrant jusqu’à votre lit, mais vous n’êtes pas encore tout à fait disposé à dormir, puisque, après le pad thaï, qui sait ce que vous pourriez découvrir, moyennant un petit swipe vers le haut? Un extrait de votre balado favori? Une compilation des multiples moues de Cillian Murphy? Ou encore une attendrissante scène de bassecour où de petites poules au brushing impeccable dansent la salsa? TikTok : un vortex personnalisé de divertissement.
La propension humaine à s’abandonner au divertissement ne date pas d’hier. On pourrait argüer qu’on assiste de nos jours à une absorption inégalée dans le divertissement, notamment parce que certains loisirs numériques – TikTok en fait partie – sont sciemment structurés de manière à engendrer une forme de dépendance dite comportementale. Bien qu’on puisse, avec raison, se préoccuper des effets nocifs de ces nouvelles cages dorées, telles TikTok, il y a peut-être davantage à découvrir sur nous-mêmes. Pourquoi le divertissement nous est-il si désirable? Pourquoi, même lorsque tout notre être aspire au repos, choisissons-nous de demeurer dans l’agitation?
Le diagnostic de Pascal
Au XVIIe siècle, un physicien, mathématicien, philosophe et théologien du nom de Blaise Pascal a sondé l’âme humaine et a posé un diagnostic : «Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser» (Lafuma, fragment 133).
Pour le dire autrement, il y a un ou deux aspects qui nous déçoivent dans la structure même de notre existence et, pour le meilleur et pour le pire, celle-ci n’est pas sous la garantie. Aucun échange ni remboursement ne sont autorisés. Que nous le voulions ou non, nous sommes limités dans nos possibilités de connaitre, d’être drôles, d’être heureux. Et même si nous réussissons à être heureux – être heureux contribue normalement au désir de perdurer dans l’être –, nous allons tous mourir. Pascal, maniant habilement le couteau dans la plaie, ajouterait : «Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde» (L., fr. 427). Disons qu’il y a là de bonnes raisons de vouloir oublier.
Ce que nous fait comprendre Pascal, c’est que, si nous sacrifions autant de notre temps libre sur l’autel de TikTok, c’est que le réseau social nous évite, pour le temps que nous y passons, de penser. Et penser, c’est nécessairement nous retrouver face à nous-mêmes. Après un certain temps d’engourdissement confortable derrière l’écran, cependant, la morsure de notre néant revient à la charge, plus violente que jamais : deux heures de scrolling compulsif plus tard, difficile de ressentir la grandeur de notre humanité. Le baume du divertissement ne dure donc qu’un temps, trop limité lui aussi. C’est ce qui fait dire à Pascal que «tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre» (L., fr. 136).
Mais si la pensée de notre condition nous tourmente et que l’acte de nous en détourner se retourne aussi contre nous, que nous reste-t-il?
La pensée comme remède
L’objectif de Pascal, en dévoilant le fond du cœur humain, n’est pas de nous laisser croupir dans notre angoisse, mais plutôt de nous ramener à notre intériorité, de nous ouvrir les yeux sur notre avidité – pour une vie pleine et sans fin – et de nous inciter à réfléchir à partir de celle-ci. Justement, il nous rappelle la grandeur que nous confère notre capacité à penser, qui certes nous rend conscients de notre vulnérabilité, mais qui nous place aussi devant les questions de notre origine, du sens de notre vie, de l’immortalité de l’âme, de l’existence et de la nature de Dieu. Plutôt que de fuir ces questions et de laisser la coutume nous dicter ce qu’il en est, il faut avoir le courage d’assumer la responsabilité qui nous incombe d’y trouver réponse.
Mais les réponses seulement rationnelles sur l’immortalité de l’âme ou l’existence de Dieu sont insuffisantes si elles ne sont pas éclairées par la personne du Christ, présence aimante qui accompagne Pascal depuis sa nuit de feu. Si le penseur nous tire du bruit pour nous replonger dans notre insatisfaction existentielle et nous engager dans une recherche de vérité, c’est en vue que se crée dans notre âme une brèche pour rencontrer Celui qui donne la joie en plénitude.
Le pape François exprime sensiblement la même chose dans sa lettre apostolique à l’occasion des 400 ans de naissance de Blaise Pascal : «[L]a raison ne peut, à elle seule, résoudre les questions les plus hautes et les plus urgentes. Quel est en effet, à l’époque de Pascal comme aussi de nos jours, le sujet qui nous importe le plus? C’est celui du sens intégral de notre destinée, de notre vie et de notre espérance, tendue vers un bonheur qu’il n’est pas interdit de concevoir comme éternel, mais que seul Dieu est autorisé à donner.»
Au lieu de parier que la prochaine vidéo TikTok méritera notre attention, Pascal nous invite à tout miser sur Dieu, en qui il a trouvé le véritable repos : «Vous connaitrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné» (L., fr. 418). Autrement dit, nous n’avons rien à perdre, mais tout à gagner.
La prochaine fois que vous aurez envie de conjurer la monotonie du transport en commun (ou de toute autre situation sociale ou solitaire qui vous fait cruellement ressentir votre nature limitée), osez donc la voie proposée par Pascal : laissez votre téléphone dans votre poche et offrez-vous le loisir de vous entendre penser.