Félix
Illustration: Émilie Dubern/Le Verbe

Les mauvais pauvres ou comment gérer les p’tits mausus

Vous savez exactement de qui je parle. On dirait qu’ils prennent plaisir à faire dérailler l’ordre du jour. Que ce soit en classe, à la pratique de sport, au camp, à la maison ou dans les rues du quartier, ils donnent des cheveux gris à ceux qui ont le malheur d’être en autorité. Les adultes en ont peur, leurs camarades en sont exaspérés et ils sont la raison pour laquelle les gens ont un petit mouvement de recul quand je leur apprends que je travaille avec les ados. Ils s’appellent Laurent, Olivier, Viktor, Sandrine, Maverick.

Lorsqu’il y a un programme à respecter, un objectif à atteindre, une matière à passer, comment gérer les fauteurs de trouble? Laissez-moi faire une petite incursion dans le passé pour vous parler de Félix.[1]

Quand animer ne suffit plus

J’ai 17 ans et je travaille dans un camp d’expédition en montagne cher à mon cœur. À ce camp, il n’y a qu’une seule règle : « On ne laisse personne derrière ». En d’autres mots, on n’abandonne pas ceux qui font la vaisselle, on se porte volontaire pour porter deux sacs à dos quand l’un est épuisé et on marche toujours en groupe, sans exception. C’est sur ce principe que repose le bon déroulement d’une expédition et le sentiment de fierté partagé lorsqu’on arrive tous ensemble au sommet.

Les anciens qui reviennent au camp savent à quoi s’en tenir et ont hâte de revivre l’expérience. Comme moniteur, je porte la responsabilité d’établir ce climat dans le groupe, et il me semble y arriver assez bien. Après tout, je calque mot pour mot les animations de mon mentor Émile.

Cette fois, par contre, un nouveau campeur est arrivé avec le capuchon sur la tête, les mains dans les poches de ses jeans — peut-être pour les empêcher de descendre trop bas — et des souliers de skate en guise de « bottes de marche ». Félix a clairement été forcé de s’inscrire au camp. On a beau l’accueillir chaleureusement et l’inviter à prendre part à la vie du groupe, il a l’art de se défiler. Quand vient le temps de la vaisselle, il est à la salle de bain. Un grand jeu dans le bois? Impossible de le trouver. Une fois, il part se promener dans la forêt sans avertir et revient alors que nous sommes sur le point d’appeler la police!

On m’a appris « anime, et tu n’auras pas besoin de faire de discipline. » De toute évidence, ça ne s’applique pas à Félix. Émile, mon mentor, me dit qu’il s’en occupe et le prend à part dans son bureau.

Une fois en expédition, ça ne s’améliore toutefois pas. Félix marche toujours lentement, loin derrière, nous faisant parfois arriver au campement à la noirceur, compliquant énormément la routine du soir avec les tentes et le repas. Les anciens sont déçus de ne pas arriver à revivre la fraternité qui leur était si précieuse. De mon côté, je suis de plus en plus irrité par le fait qu’Émile marche sans sévir.

Une transfiguration

Quand, au bout d’une semaine de peine et de misère, nous atteignons enfin notre objectif, le sommet du mythique mont Bigelow, Émile nous fait assoir en cercle. Il demande aux gars de nommer ce dont ils sont le plus fiers. Chacun a quelque chose à partager, mais quand arrive le tour de Félix, le malaise est palpable. Est-il plus fier d’avoir saboté l’expérience ou d’avoir esquivé toutes les corvées?

Après un long silence, il dit simplement : « Je suis fier de ne pas avoir fugué, parce que j’y ai pensé 1000 fois depuis que j’suis au camp. »

Il raconte ensuite que, jusqu’à récemment, il consommait du cannabis tous les jours et qu’il venait de renoncer à son groupe d’amis pour se donner la chance de changer de vie. Il est en plein dans le pire de son sevrage et endure mal le brouhaha de la vie de groupe. Il avait donc besoin d’aller à l’écart pendant les corvées et marchait à l’arrière pour pouvoir discuter avec Émile qui était au courant de la situation…

 Le jeune qui pose des difficultés n’est pas en train de m’empêcher de bien faire mon travail, il est le cœur de la mission!

Ça nous a tous jetés par terre. Certains ont l’audace de le féliciter pour son courage, et même de s’excuser d’avoir pensé qu’il était fainéant. Ce moment l’a libéré, l’a transfiguré.

J’ai découvert ce jour-là le vrai Félix : un garçon vif d’esprit à l’humour complètement extravagant! J’ai été témoin d’une résurrection, mais encore davantage, c’est le jeune moniteur que j’étais qui en a pris plein la gueule et qui a été forcé de comprendre autrement son rôle.

Je ne suis pas d’abord un animateur. Je suis un éducateur.

Émile l’avait bien compris : le jeune qui pose des difficultés n’est pas en train de m’empêcher de bien faire mon travail, il est le cœur de la mission! Il est mon prochain. Malheur à moi si je le laisse derrière…

On ne laisse personne derrière

J’aimerais pouvoir dire qu’à partir de ce jour, je n’ai plus jamais été exaspéré par un jeune. Malheureusement, je dois admettre que c’est un piège dans lequel il est facile de retomber.

Il y a eu Clément qui avait besoin d’attention au point d’interrompre toutes les activités pour se mettre en vedette au grand dam de tous. J’ai ensuite appris qu’un membre de sa famille — dysfonctionnelle — avait promis de le pousser à s’enlever la vie. Il avait le droit de vouloir être vu. J’ai ravalé mes manques d’amour pour tenter de savourer chaque moment que j’ai pu lui consacrer.

Il y a eu Derek que j’ai failli renvoyer chez lui parce qu’il répandait de la crème solaire dans les bagages des autres et qu’il était généralement hors de contrôle. Le billet de retour était acheté quand je m’en suis souvenu : on ne laisse personne derrière. Il a finalement été notre campeur étoile — si on oublie l’épisode où il brandissait une hache debout sur le toit du chalet!

C’est la première chose à comprendre à propos de l’adolescent rebelle : il n’est pas de ces « bons pauvres » qu’il est agréable d’aider pour se sentir plus saint. Il est celui qui m’appelle à oser chiffonner la feuille inerte de mon programme afin de rencontrer en sa présence la Vie elle-même.


[1] Certains noms ont été remplacés à des fins de confidentialité.

Jérémie Laliberté

Jérémie Laliberté est animateur à la Villa des jeunes, centre lasallien de formation humaine et chrétienne pour les ados. Jeune père, étudiant en théologie et en philosophie, il s’intéresse à la multiplicité des phénomènes — d’un repas en famille au symbolisme biblique en passant par l’escalade de roche, les sciences et le cinéma — qui pointent vers un sens ultime, vers l’Unique nécessaire.