centre commerciaux
Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Les centres commerciaux: un paradis perdu ?

J’ai une véritable passion pour les ruines, spécialement les vestiges de la modernité. Stades olympiques, parcs d’attractions, villages miniers : sur internet comme sur la route, j’aime visiter ces endroits qui nous rappellent les fantasmes d’autrefois. Ayant grandi dans la périphérie de Québec, j’ai pu observer de près la déchéance des Galeries de la Canardière, le premier centre commercial ayant été construit sur le territoire de la ville. Voué à être « revitalisé », il reste pour le moment déserté, tant des clients que des commerçants.

Moi-même, je ne fréquentais plus vraiment les grandes surfaces, préférant me diriger vers des rues commerçantes ou faire des achats en ligne. C’était avant mon congé de maternité, moment où j’ai dû trouver, en plein hiver, des endroits intérieurs où flâner avec mon bébé.

À l’avant-garde des tendances

Les centres commerciaux font tellement partie de nos vies qu’il est facile d’oublier qu’ils n’ont pas toujours existé. Le premier grand magasin, inauguré en 1852 à Paris, a provoqué une véritable révolution dans le monde du commerce. C’était la première fois qu’on consacrait un immeuble entier à la vente au détail.

Sur les rayons, on retrouvait de tout : bijoux, parfums, vêtements, jouets, vaisselle, quincaillerie, etc. Tous les items étaient exposés en vitrine, comme dans un musée, afin de susciter l’admiration et le désir. Le prix était affiché, faisant en sorte qu’il était impossible de négocier. Ce sont les soldes, une trouvaille de l’époque, qui allaient assurer un achalandage aux différents moments de l’année. Les grands magasins sont rapidement devenus, au XIXe siècle, un lieu où apprivoiser les innovations modernes, tant au plan de l’architecture que de l’ingénierie : escaliers mécaniques, ascenseurs, éclairage artificiel, climatisation, etc.

Pour la première fois, il était possible de se rendre dans les boutiques sans acheter, un comportement autrefois considéré comme suspicieux. Le magasinage a fini par s’imposer comme un loisir plutôt qu’une tâche. Les entrepreneurs ont fait le pari qu’une fois sur place, la clientèle se laisserait aller à des achats impulsifs.

Une icône populaire

Le développement des banlieues et la démocratisation de la voiture ont favorisé le développement des centres commerciaux. Ces galeries commerciales, érigées autour des grands magasins, sont rapidement devenues incontournables dans la culture populaire.

Le centre commercial a connu son apogée dans les années 1990 et est devenu le théâtre de nombreux films, téléséries et vidéoclips mettant en scène des adolescents. Pour plusieurs générations, ce lieu en a été un de mixité et d’émancipation. C’était un endroit où il était possible de travailler, mais aussi de se rencontrer. J’ai moi-même occupé mon premier « vrai » emploi dans une chaîne de restauration rapide, aux Galeries de la capitale, non loin des boutiques où j’ai acheté mes premiers disques compacts. C’est aussi là que je donnais rendez-vous à mes amis, quand nous voulions profiter d’un semblant de liberté. 

À une certaine époque, le centre commercial était pour moi le lieu de tous les possibles.

La cathédrale du consumérisme

Je ne réalisais pas, à ce moment, que les centres commerciaux ne constituent pas de réels espaces publics. Il s’agit d’entreprises qui louent des locaux à des commerçants, à qui ils garantissent un certain achalandage. Pour que les affaires soient bonnes, il faut que ces lieux soient agréables à fréquenter. On n’y trouve pas de réelle liberté d’action ni d’expression. Des agents de sécurité sont embauchés afin de faire régner l’ordre. C’est pourquoi on observe rarement des manifestations dans les centres commerciaux. Aux États-Unis, certains centres ont même imposé un couvre-feu interdisant l’accès aux adolescents après une certaine heure.

Ces endroits incarnent la quintessence de la consommation de masse, avec tous les enjeux écologiques que cela implique. Les loyers élevés rendent difficile la location aux petits commerçants. On y trouve surtout des antennes de grandes chaînes qui font dans fast fashion et l’obsolescence. 

Pour le philosophe canado-américain James K. A. Smith, le problème est aussi spirituel. Avec son climat contrôlé, sa fausse végétation et ses grandes fontaines, les centres commerciaux se présentent comme des paradis terrestres, où il est possible de répondre à tous ses désirs. Smith est sans équivoque : le centre commercial nous dit que nous sommes insuffisants, et que c’est dans la consommation que nous trouverons notre rédemption.

Des lieux de vie

Tranquillement, les powercenter sont en train de s’imposer dans le marché du commerce au détail. Dans ces nouvelles constructions, on se déplace d’un commerce à l’autre en voiture, en traversant d’immenses stationnements. On n’y trouve plus d’agora ni de grands halls où se réunir comme dans les galeries couvertes. Il est tentant de regretter ces lieux où, au moins, on pouvait voir du monde.

Que va-t-il advenir de ces locaux laissés à l’abandon ?

De mon côté, je suis plus optimiste que James K. A. Smith. Dans la dernière année, au centre commercial, j’ai surtout croisé des aînés et des femmes en congé de maternité. Des personnes qui investissent ces espaces dans un esprit de rencontre et de convivialité. Plusieurs organismes ont emboîté le pas. Ils sont de plus en plus nombreux à y louer des locaux afin d’y accueillir les usagers. L’hiver dernier, j’ai visité religieusement une salle de motricité pour tout-petits, aménagée dans un centre commercial par un organisme de loisir du quartier.

J’aurais pu pousser mon expérience en me rendant dans un des Centres-Dieu de la région. Ces chapelles, aménagées au cœur des centres commerciaux, se veulent des oasis dans le quotidien des gens.

Les centres commerciaux sont plus vivants qu’ils n’en paraissent !

Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.