Kérygme
Illustration: Judith Renaud/Le Verbe

Le b.a.-ba du kérygme (part. II)

Dans un précédent article consacré au kérygme (c’est-à-dire à la première forme que prend le message évangélique lorsqu’il est communiqué en contexte missionnaire aux non-chrétiens), nous avons resitué le kérygme :

1) dans son contexte d’énonciation, c’est-à-dire dans son rapport à une œuvre de puissance dont il est censé donner la signification;

2) à l’intérieur du processus d’évangélisation, entre préévangélisation et catéchèse;

3) et plus globalement, dans le plan salvifique de Dieu, où il est apparu comme l’un des différents « temps de la Parole ».  

Dans le texte qui suit, reprenant l’analyse de C.-H. Dodd, je détaillerai le contenu du kérygme dans sa version la plus ancienne, celle des apôtres confrontés au défi de la première annonce aux Juifs, dont on doit rappeler qu’ils furent, dès la Pentecôte, et conformément au dessein divin, les premiers auditeurs de la Bonne Nouvelle.

Ce kérygme aux Juifs, les littératures paulinienne et lucanienne nous en offrent des restitutions écrites, qu’il est permis de considérer comme autant d’échos, assez fidèles, nous disent les spécialistes, de la proclamation des débuts. 

Ensuite, je partagerai quelques réflexions sur la place du kérygme dans la vie de l’Église aujourd’hui. Enfin, je dirai un mot sur l’expérience de grâce à la source de la proclamation de la Bonne Nouvelle. 

Le contenu du kérygme

Selon C.-H. Dodd, auteur de La prédication apostolique (1936), le kérygme de l’Église primitive avait sept composantes. Ainsi, dans sa proclamation, un évangélisateur faisait-il généralement mention de 1) l’espérance messianique d’Israël; 2) la mort et la résurrection de Jésus; 3) le ministère public du Christ; 4) l’expérience de salut vécue par les auditeurs; 5) la seigneurie du Christ; 6) sa seconde venue; 7) la nécessaire repentance des auditeurs.

On retrouve ces sept composantes aussi bien dans les épitres pauliniennes (Rm, 1 Co, Ga, 1 Th) que dans les discours évangélisateurs de Pierre du premier tiers des Actes des apôtres (Ac 1-10). Avec toutes les précautions que la méthode historicocritique nous force à prendre, et avec les garanties qu’elle apporte, nous sommes légitimés à penser qu’ici nous approchons, le plus près qu’il nous est possible de le faire, de l’εὐαγγὲλιον (évangile) des débuts. Regardons-y de plus près.

Les composantes du discours kérygmatique

Le plus emblématique des discours kérygmatiques est certainement celui de Pierre en Acte 2,14-41, où le chef des douze explique aux Juifs témoins de l’évènement pentecostal que ce qui se produit sous leurs yeux découle de la résurrection et de l’ascension de Jésus. Je ferai donc précéder mes brèves descriptions de chacune des composantes d’une citation tirée de ce discours (à une exception près), afin de rendre mon propos plus immédiatement intelligible.

1) L’espérance messianique d’Israël

« Mais ce qui arrive a été annoncé par le prophète Joël » (Ac 2,16).

Dans le kérygme, référence est faite, à un moment ou l’autre, à la tradition prophétique des Juifs, pour signaler que l’annonce de la Bonne Nouvelle s’inscrit dans un cadre historique précis : celui des promesses messianiques faites à Israël – promesses qui, depuis David, anticipent « le jour du Seigneur », c’est-à-dire l’entrée du peuple élu dans un âge nouveau, marqué par la victoire du messie sur les forces de dégradations ayant dominé l’âge antérieur.

2) La mort et la résurrection de Jésus

« Cet homme, […] vous l’avez supprimé […]. Mais Dieu l’a ressuscité […] »  (Ac 2,23-24).

Une fois déployé cet horizon de sens, qui s’articule autour de la doctrine juive dite « des deux âges », ces derniers séparés l’un de l’autre par l’avènement du messie et du règne de Dieu, il convient de spécifier que c’est précisément par la mort et surtout la résurrection du Christ que s’est opéré le basculement d’un âge à l’autre. Nous sommes ici devant la composante originelle et la plus irréductible du kérygme : le fait brut de la résurrection est affirmé.

3) Le ministère public du Christ

« Jésus […], homme que Dieu a accrédité auprès de vous en accomplissant par lui des miracles […] » (Ac 2,22).

Outre l’incontournable mystère pascal, le discours kérygmatique fait au moins allusion (s’il n’en parle pas longuement) au ministère public de Jésus. Le but est évidemment de mettre en évidence ou de rappeler (aux témoins de l’époque) tout le bien que Jésus a fait en paroles et en actes, par ses miracles et ses enseignements, qui révélaient le caractère unique de sa mission parmi les hommes, ainsi que l’irréductible singularité de sa personne.  

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 4) L’expérience vécue du salut

« [Jésus] a reçu du Père l’Esprit Saint qui était promis, et il l’a répandu sur nous, ainsi que vous le voyez et l’entendez » (Ac, 2,33).

Notons que le kérygme ne tire pas sa force de conviction de la finesse d’une analyse du mystère de la croix – analyse qui viendra plus tard sous la plume des théologiens explorant les notions de mérite, de substitution, de satisfaction –, mais d’une simple affirmation associée à une expérience de salut (ex. : une guérison, une effusion de l’Esprit, etc.) qui la précède et rend témoignage au fait que Jésus, qui en est la cause, vit et agit aujourd’hui par son Esprit.

 5) La seigneurie du Christ

« Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous aviez crucifié » (Ac 2,36).

C’est sur cette expérience de salut, immédiatement convaincante lorsqu’elle est personnellement vécue, ou à tout le moins déstabilisante lorsqu’elle est observée de l’extérieur, que s’appuie l’autre élément essentiel du kérygme (découlant directement du premier : Christ est vivant), à savoir l’affirmation que Jésus Christ est Seigneur. La victoire du Christ sur la mort et surtout son entrée dans le domaine de la vie divine à l’Ascension sont en effet la manifestation de la véritable identité du Christ – il est le Vivant qui règne.

6) La seconde venue du Christ

« Dieu nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner que lui-même l’a établi Juge des vivants et des morts » (Ac 10,42).

Puisqu’une des prérogatives du Seigneur sera, à son retour, à la fin des temps, de juger les vivants et les morts, il s’ensuit que le kérygme a forcément un caractère eschatologique, même si cette dimension du message est le plus souvent laissée dans l’implicite (d’où l’absence de référence directe au Jugement dans la plupart des discours de Pierre en Actes 1-10). Dodd le dit cependant très bien : « le jugement est une fonction de la seigneurie universelle que le Christ a acquise par sa mort et sa résurrection, et son deuxième avènement comme juge est un élément du kérygme – comme Juge, mais aussi comme Sauveur » (p. 11).

7) La nécessaire repentance

« Convertissez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus Christ [] » (Ac 2,38).

Une fois rappelée l’espérance messianique d’Israël, affirmée l’entrée dans le nouvel âge messianique grâce à la mort et à la résurrection du Christ, racontée l’action bienfaisante du Christ au cours de son ministère public, expliquée l’expérience de résurrection par l’action de l’Esprit Saint, proclamée la seigneurie du Christ, évoqué l’horizon eschatologique du jugement et du salut, vient enfin le moment, d’appeler l’auditoire à la repentance et à la conversion.  

L’expérience de salut qui précède et appelle le discours, et l’exhortation finale qui invite à la repentance et à la conversion (donc à l’action), encadrent la proclamation, qui joue ainsi deux rôles complémentaires : 1) éclairer la nature de l’expérience surnaturelle vécue en spécifiant qu’elle vient du Christ, et; 2) déterminer l’évangélisé à choisir le Christ, à la suite de l’ébranlement intérieur qu’il lui a été donné de vivre en faisant l’expérience directe de l’Esprit de puissance.

Qu’en est-il du kérygme aujourd’hui ?

Aujourd’hui, tout le temps écoulé depuis Pierre et Paul, et l’évolution complexe de la culture occidentale dans l’intervalle font que la proclamation des premiers disciples peut nous sembler une réalité bien lointaine. Elle ne l’est pas, pourtant, ou ne devrait pas l’être pour les chrétiens qui participent à la vie de l’Église, en vivant le culte, en suivant des catéchèses, en s’engageant dans le témoignage ou tout simplement en éprouvant la joie d’être sauvés.

Chaque semaine, en effet, l’assemblée qui vient d’écouter l’homélie est invitée à proclamer sa foi en récitant le Credo, le plus souvent sous la forme du symbole des apôtres. Or, on ne nous l’a pas dit souvent, mais il se trouve que la partie la plus développée du symbole, qui détaille la mission du Fils, n’est rien d’autre que le kérygme dans ses trois temps essentiels : le passé de la mort et de la résurrection, le présent de la seigneurie du Christ, le futur du Jugement. 

le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux, (passé)
est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, (présent)
d’où il viendra juger les vivants et les morts. (futur)

Quant à la formation catéchétique du chrétien, elle consiste (ou devrait consister) en un déploiement organique du noyau essentiel de vérité qu’est le kérygme, pour en tirer toutes les conséquences sur le plan de la pensée et de l’action. Le pape François l’a d’ailleurs rappelé dans son texte programmatique, Evangelii Gaudium : « Toute la formation chrétienne est avant tout l’approfondissement du kérygme qui se fait chair toujours plus et toujours mieux » (no 165).

Le temps de la nouveauté

Dans l’évangélisation, maintenant, le kérygme des apôtres peut-il nous être d’un quelconque secours? Nous n’avons pas devant nous des Juifs qui attendent la venue du Messie davidique, mais des foules déchristianisées qui appréhendent l’apocalypse (nucléaire à Zaporijia, écologique dans le reste du monde), ou bien des adeptes du New Age qui, trop contents de laisser derrière eux « l’ère du Poisson », célèbrent notre entrée récente dans « l’ère du Verseau ».

Pour ces derniers, le christianisme est un concurrent vaincu, laissé pour mort le long du chemin de l’histoire. Aux yeux des premiers, il n’est qu’une vieille fantasmagorie proche-orientale, à laquelle les esprits chétifs de l’Antiquité et du Moyen Âge se sont attachés par faiblesse, mais que l’avènement de la modernité a définitivement décrédibilisée. Et tant de croyants sont tentés de penser de même, qui veulent « moderniser » à tout prix l’Église.  

Mais, à la racine de tout discours kérygmatique, il y a la joie.

C’est ici que nous, chrétiens, nous devons rappeler que le temps de l’Église que nous vivons depuis deux-mille ans est un temps de grâce qui se situe entre le passé de la résurrection (début de la victoire de Dieu) et le futur de la parousie (achèvement de sa victoire). Un temps où Jésus exerce sa Seigneurie par la puissance de l’Esprit, qui donne à chaque converti la grâce de vivre, à son heure, son entrée dans le nouvel âge véritable, l’âge messianique. 

Le temps de l’Église est donc le temps de l’Esprit, dont la fraicheur toujours nouvelle est à la portée de chacun, moyennant la confession de ses péchés. C’est le temps de l’évènement pentecostal, c’est-à-dire de l’expérience du Dieu vivant qui se fait connaitre dans l’intime; le temps de la Pentecôte continuée, où la force qui a su enhardir les apôtres est prête à irradier celui qui s’approche avec intérêt du tombeau vide, y rencontre le Seigneur, et goute à sa Paix.

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Le gisement de joie

Le kérygme est une parole de vérité qui vient éclairer (ou provoquer) une expérience de Dieu. Selon les circonstances, il focalise l’attention de l’évangélisé, tantôt sur la cause du salut, à savoir l’amour du Père qui a tant aimé le monde, tantôt sur l’acte du salut, à savoir l’amour du Fils qui s’est livré pour nous, tantôt sur l’effet du salut, à savoir la venue de l’Esprit Saint dans les cœurs, qui instaure le règne de Dieu et restaure l’union entre Dieu et nous.

Mais, à la racine de tout discours kérygmatique, il y a la joie. Peu importe les détours et les contours qu’il prend, peu importe l’angle sous lequel on aborde le mystère du salut, en parlant davantage du Père, davantage du Fils ou davantage de l’Esprit, il y a, il devrait y avoir, il faut qu’il y ait la joie, c’est-à-dire l’émotion d’être entré par grâce dans l’âge messianique. Et si, pour quelle que raison que ce soit, il n’y a plus la joie, il faut la redemander :

Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face, ne me reprends pas ton esprit saint.
Rends-moi la joie d’être sauvé; que l’esprit généreux me soutienne.
Aux pécheurs, j’enseignerai tes chemins; vers toi, reviendront les égarés (Ps 50,12-15).

Et si la joie était cette manne qu’il fallait redemander chaque jour, comme vraie nourriture? Et si elle était comme une pluie qui tombe, et qui vient alimenter la nappe phréatique de notre être? Telle une eau qui s’écoule dans les profondeurs, elle ne jaillira pas forcément à tout instant. Elle ne sera pas forcément ressentie à toute heure. Mais elle sera là, irriguant notre être. Et prête à remonter par le puits du témoignage. Puits creusé, consolidé par la prière.

L’Église tire son énergie de ce gisement de joie, que la conversion (la nôtre comme celle des autres) engendre en nos cœurs, et que la prière, effectivement, a la vertu de « réactiver », puisqu’elle est une relation régulière à Dieu. Et qui dit relation, dit approfondissement de notre expérience du Dieu Sauveur, donc de notre « joie d’être sauvé ». Par la prière, la vie chrétienne devient, au fil des jours, une mort et une résurrection continuée, un kérygme vécu.    

C’est cette connaissance intime, en chaque chrétien, de la réalité du contenu du kérygme qui fonde la mission de l’Église, hier et aujourd’hui. Le kérygme, entendu, reçu et vécu est donc, plus que jamais, indispensable pour la mission en notre temps. Rends-moi la joie d’être sauvé!

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.