« En effet, notre annonce de l’Évangile n’a pas été, chez vous, simple parole,
mais puissance, action de l’Esprit Saint, pleine certitude. » (1Th 1,5)
En nommant l’été dernier Victor Manuel Hernandez préfet pour le dicastère de la doctrine de la foi (DDF), le pape l’a assuré que son rôle était bien de « veiller sur l’enseignement qui découle de la foi », mais en se démarquant de l’époque « où, au lieu de promouvoir la connaissance théologique, on s’évertuait à débusquer d’éventuelles erreurs doctrinales ».
Nous avons besoin, a-t-il renchéri, non d’un discours axé sur la dénonciation et la condamnation des erreurs théologiques, discours qui ne sert qu’incomplètement l’Évangile, mais « d’une pensée qui puisse présenter de manière convaincante un Dieu qui aime, qui pardonne, qui sauve, qui libère, qui promeut les personnes et les appelle au service fraternel ».
Dans une parfaite cohérence avec le souci évangélisateur qui caractérise son pontificat depuis Evangelii Gaudium (2013), et qui avait déjà fortement coloré son cardinalat avec le document d’Aparecida, le pape a donc, si on lit bien, demandé au nouveau préfet de donner une visée apologétique, et plus encore kérygmatique, à son travail de gardien du dogme.
La façon d’y parvenir, selon le pape, est, pour la DDF, de consacrer prioritairement ses énergies à l’illustration de la foi, sans forcément négliger la défense de la foi, mais en gardant à l’esprit que, dans le contexte actuel, l’approche critique doit rester au second plan, puisqu’elle est moins propice à faire découvrir aux hommes l’amour miséricordieux du Père.
Nous sommes redevables au pape de braquer encore une fois les projecteurs sur la nécessité du renouveau missionnaire de l’Église, jusque et y compris dans l’effort de présentation des vérités de la foi, à travers un engagement des théologiens eux-mêmes dans le travail de première annonce, fondé sur le kérygme. Mais avez-vous déjà entendu parler du kérygme?
Cette notion missiologique, aussi capitale soit-elle, n’a jamais véritablement franchi le seuil des facultés de théologie. À peine a-t-elle été reçue dans certains milieux pastoraux, toujours marginaux, bien que l’heure – que dis-je, l’époque – soit à la nouvelle évangélisation. Elle est ignorée d’une bonne part du peuple de Dieu, qui pourrait très facilement la confondre avec un type particulièrement douloureux de calculs rénaux, ou avec une sorte de parasite sous-cutané affectant de manière endémique les populations bovines du Mato Grosso.
Définition nominale
Le mot « kérygme » est un mot qui peut nous sembler barbare, à nous autres, locuteurs du français. Mais comme il s’agit d’un mot grec, et que les Grecs qui l’ont forgé ont aussi forgé le mot « barbare » pour désigner les peuples étrangers qui, de leur point de vue, bredouillaient un charabia inarticulé, nous serions malvenus de dire que « kérygme » est un mot barbare. Nous devrions plutôt dire que c’est un terme provenant de la langue sophistiquée des fondateurs de notre civilisation – ce serait faire preuve de plus de politesse et de déférence.
Le kérygme est une parole humaine, mais qui porte l’onction de l’Esprit, et qui possède par conséquent une puissance
agissante, susceptible d’engendrer les auditeurs –
dont le cœur a d’abord été travaillé par la grâce – à la foi.
Mais que signifie le mot « kérygme »? Sa meilleure traduction en français est « proclamation », comme celle du verbe grec keryssein est « proclamer ». En grec, nous dit C.H. Dodd, un keryx est un crieur public ou un héraut, ou encore quelqu’un qui « lève la voix en réclamant l’attention publique au sujet d’une chose déterminée qu’il doit annoncer ». Dans son usage néotestamentaire et chrétien, le kérygme est donc la « proclamation publique [de la Bonne Nouvelle] du christianisme au monde non-chrétien » (C.H. Dodd). Voyons-y de plus près.
Définition théologique
Le kérygme est un discours postpascal produit en réaction à l’évènement pascal, qu’il a pour fonction d’annoncer et d’interpréter comme réalisation de l’espérance messianique d’Israël. Il est émis par les témoins de la résurrection, à destination d’abord des héritiers de la promesse, les Juifs, puis des nations païennes. Il est donc la traduction en mots de la Bonne Nouvelle de la victoire du Christ sur la mort, à l’instar de l’εὐαγγὲλιον des païens, c’est-à-dire de l’« heureux message » que les hérauts de l’Antiquité répandaient, après une victoire militaire de leur chef.
Le kérygme est diffusé par ceux qui forment l’Église, dans le cadre de leur mission d’évangélisation. Il est une première annonce de l’Évangile, dont l’objectif est de susciter la conversion des auditeurs interpelés et placés dans l’obligation de faire un choix : l’accueil ou le rejet de la Bonne Nouvelle. Le kérygme est une parole humaine, mais qui porte l’onction de l’Esprit, et qui possède par conséquent une puissance agissante, susceptible d’engendrer les auditeurs – dont le cœur a d’abord été travaillé par la grâce – à la foi.
À l’origine, c’est-à-dire aux temps apostoliques, le kérygme a constitué l’essentiel de la doctrine chrétienne, mais les difficultés internes de compréhension des mystères, de même que les objections ou contestations des adversaires du christianisme ont forcé les premiers témoins, d’abord à consigner l’essentiel de « l’évènement Jésus Christ » et de ses retombées immédiates dans des livres, puis de poursuivre plus avant la méditation sur ces évènements. Il en a résulté une tradition de lecture priante, d’étude, de réflexion, d’enseignement, d’annonce, dont nous dirons quelques mots plus loin en parlant des « temps de la Parole ».
Le kérygme en contexte
En régime missionnaire, la Bonne Nouvelle est manifestée de deux façons complémentaires, soit par des signes (guérison, effusion de l’esprit, glossolalie, etc.) et par une annonce explicite, qui éclaire la signification des signes. C’est cette annonce explicite que nous appelons kérygme – que l’on pourrait traduire par « message proclamé », car la proclamation à laquelle renvoie le mot grec n’est pas à comprendre ici comme l’acte d’annoncer, mais comme le contenu annoncé, à savoir la résurrection et la seigneurie du Christ (cf. Dodd).
Dans le processus d’évangélisation et de formation à la vie chrétienne, la proclamation appartient à la phase dite de l’évangélisation, qui constitue une étape à part entière, qu’il faut distinguer à la fois de la préévangélisation, où l’objectif est d’abord de bâtir une relation de confiance avec l’évangélisé, puis de l’initiation chrétienne, qui suit le moment de la conversion résultant de l’évangélisation, et qui déploie l’enseignement de l’Église afin de faire entrer dans l’intelligence du mystère préalablement proclamé et expérimenté grâce à l’Esprit.
Comme l’écrit le père P.-A. Liégé o.p. dans L’annonce de l’Évangile aujourd’hui (1962), le kérygme est « un temps précis et fondamental de la Parole de Dieu », un temps distinct de celui de la catéchèse ou encore de la théologie. L’Église, qui a longtemps vécu en régime de chrétienté, a oublié la singularité du kérygme, sa nécessaire antériorité par rapport à la catéchèse. À un point tel que cette dernière a fini par absorber le kérygme et prendre toute la place, comme s’il suffisait d’enseigner les vérités de foi, sans que la Vérité, c’est-à-dire le Christ, soit d’abord accueillie dans la foi.
Les déclinaisons de la Parole
C’est ici qu’il est à propos de faire une digression sur ces « temps de la Parole », comme les nomme P.-A. Liégé o.p., ou sur ces « déclinaisons de la Parole », comme j’aime à les appeler. Car au cours de l’Histoire sainte, la Parole de Dieu s’est fait entendre selon différentes modalités, et chacune de ces modalités a induit un type particulier de rapport à la Parole chez ceux qui l’ont reçue, méditée, et transmise à leur tour, pour en vivre et en faire vivre, tant il est vrai qu’on ne vit pas que de pain, mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu.
Du point de vue théologique, c’est-à-dire du point de vue de la pure identité divine, la Parole de Dieu a d’abord été une Parole engendrée éternellement, dans le cadre de la vie trinitaire. Elle est ce Verbe qui était au commencement auprès de Dieu, et qui est Dieu. Puis, dans le cadre de l’économie du salut, la Parole a été comprise et vécue, du point de vue de ceux qui l’ont reçue, comme une Parole révélée dans le monde, au long d’une histoire, par le don de la loi et le truchement des prophètes, selon le dessein salvifique de Dieu.
Ensuite, cette Parole révélée, en continuant à se manifester, s’est révélée dans sa plénitude en devenant une Parole incarnée. Elle s’est évidemment incarnée de façon suréminente en Jésus Christ, le Verbe fait chair, mais elle s’est aussi matérialisée, de façon toute spéciale, dans la Bible. De sorte que chaque fidèle a pu la méditer en son cœur par la lectio divina, cette forme de prière grâce à laquelle la vie de Dieu peut survenir en nous, « afin qu’il se fasse en [notre] âme, dit sainte Élisabeth de la Trinité, comme une incarnation du Verbe ».
La méditation silencieuse de la Parole matérialisée de la Bible permet donc, sous l’action de la grâce, et comme le dit encore la carmélite de Dijon, « que je Lui sois [à Jésus] une humanité de surcroît en laquelle Il renouvelle tout son Mystère ». Si bien qu’il nous est permis d’affirmer que notre vocation est de faire de notre vie entière une Parole de Dieu, une Parole vivante. À l’instar de Thérèse de Lisieux, au sujet de laquelle le pape Pie XI déclara, le 30 avril 1923 : « Le bon Dieu nous dit bien des choses par elle qui fut sa Parole vivante. »
À voir la fécondité de la Parole Incarnée, dont la voix se laisse entendre à travers le voile de la Parole matérialisée, et dont la puissance de transformation fait de nous des Paroles vivantes, il n’est pas étonnant que les chrétiens se soient très tôt consacrés non seulement à la lecture priante de la Bible dans la lectio, mais aussi à une lecture plus méthodique, plus érudite, plus systématique: l’exégèse (autre mot provenant du grec, qui signifie « explication », « interprétation », « commentaire »). Ainsi est née la tradition de la Parole commentée.
De la méditation à l’étude
Avec le développement de ce genre littéraire que fut le commentaire, et qui faisait du professeur, comme l’a enseigné M.-D. Chenu, un magister in sacra pagina, la lecture savante de la Bible – telle qu’elle s’est pratiquée par exemple dans les universités médiévales – s’orienta sans surprise vers l’étude des versets les plus difficiles à comprendre. Travail de problématisation du texte qui déboucha sur une série de réponses organisées systématiquement dans des traités et des sommes offrant à lire une Parole intelligée.
Cette intelligence théologique de la Parole, sommet de la compréhension humaine de Dieu dans le langage, a en soi sa valeur, car elle glorifie Dieu à sa manière. Mais elle mérite d’être répandue plus largement, moyennant un travail de vulgarisation, à travers la catéchèse, qui la fera sortir des murs des cloitres, des couvents et des universités, pour la communiquer à une humanité assoiffée comme toujours d’entendre la Parole de Dieu, et qui attend son salut. Il y aura donc, après la Parole intelligée, quelque peu absconse, la Parole enseignée.
« Le kérygme sans les signes risque d’être abstrait, tandis que les signes sans le kérygme seraient insuffisamment déterminés. »
Cette Parole qui sait se rendre agréable à l’oreille, par les moyens de l’art oratoire et de la pédagogie, est cependant destinée à ceux qui savent déjà que la Parole de Dieu est « la substance vitale de nos âmes » (saint Ambroise). À tous ceux qui n’ont jamais même gouté au petit lait de la plus simple catéchèse, ou qui n’ont gouté qu’à du lait caillé, que peut-on offrir? C’est ici que nous comprenons l’importance d’une Parole réduite à l’essentiel. C’est ici que nous retrouvons le kérygme, la Parole proclamée, dernière déclinaison de la Parole dans l’ordre ici choisi, mais première dans l’ordre de la mission, depuis les apôtres.
Les mots et la chose
Ainsi, l’évangélisation passe-t-elle par l’annonce explicite de la Bonne Nouvelle, qu’on appelle kérygme, mais cette annonce, pour donner tout son fruit de conversion, doit idéalement s’appuyer sur un signe, à l’instar de ce que fait l’apôtre Pierre après la Pentecôte, qui parle pour expliquer l’évènement surnaturel ; ou de ce qu’il fait à la Belle Porte, en commençant par guérir un boiteux, pour ensuite révéler à la foule ébahie que c’est à cause du nom de Jésus que cet homme connu de tous comme handicapé peut de nouveau marcher.
Comme le dit encore P.-A. Liégé o.p., « le kérygme sans les signes risque d’être abstrait, tandis que les signes sans le kérygme seraient insuffisamment déterminés » (autrement dit, sujet à des interprétations diverses). C’est d’ailleurs ce qui se passe quand la foule de la Pentecôte, devant l’inattendu du signe qu’est la glossolalie, ne sait pas sur quel pied danser : « Ils étaient tous dans la stupéfaction et la perplexité, se disant l’un à l’autre : ‘‘ Qu’est-ce que cela signifie?’’ D’autres se moquaient et disaient : ‘‘Ils sont pleins de vin doux!’’ » (Ac 2,12-13).
Dans le cours ordinaire de la vie missionnaire, la magnitude des signes n’a que très rarement celle d’une Pentecôte renouvelée, qui saturerait de surnaturel l’expérience humaine des témoins. Le plus souvent, il n’y a de signe qu’un banal geste de charité ou encore une parole inattendue, qui laisse entrevoir une autre façon de vivre, de penser. Mais ces modestes signaux auront tout de même l’effet escompté : celui de toucher les cœurs, puis de réintroduire le doute là où des certitudes bétonnées détournaient de prêter l’oreille à l’apôtre.