Jeanne Mance
Statue de Jeanne Mance, par Jean Cardot, Langres. Image tirée du film La ville d’un rêve, d’Annabel Loyola © Arabesque Films.

Jeanne Mance, 350 ans plus tard

Texte de Annabel Loyola

Jeanne Mance est morte il y a 350 ans cette année.

Les Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph m’ont proposé d’écrire un texte à cette occasion. Elles trouvent mystérieux que je sois née à Langres, la ville qui l’a vue naitre et grandir, et qu’à quelques siècles d’intervalle, j’aie immigré à Montréal, la ville qu’elle a cofondée. Cette femme m’a inspirée au point que je lui ai consacré les quinze dernières années de ma vie. J’ai (co)produit et réalisé quatre films qui rendent hommage à sa vie et à son œuvre. C’est arrivé comme ça. Ni mariée, ni veuve, ni religieuse, Jeanne Mance s’est illustrée au XVIIe siècle comme une femme indépendante à la foi profonde et aux valeurs humaines incontestables. Elle est allée au bout de son élan, de son talent et de son engagement pour fonder un hôpital et une ville dans le Nouveau Monde, sur l’ile de Montréal.

J’accompagne chacun de mes films à la rencontre de leur public. En près de quinze ans, beaucoup de témoignages m’ont été livrés. Il m’est souvent difficile de les garder pour moi, tant ils me dépassent.

C’est de cela que j’aimerais parler ici, d’histoires profondément humaines dont j’ai été témoin. J’en retiens une, particulièrement.

Printemps 2011. Je reçois un courriel de la journaliste Anne Marie Lecomte. Elle souhaite voir mon premier film, La folle entreprise, sur les pas de Jeanne Mance. Elle précise toutefois, et elle s’en excuse, qu’elle est en congé de maladie et qu’elle ne sait pas si elle aura la force d’écrire un texte. Après une petite recherche, j’apprends que son fils de 16 ans s’est enlevé la vie. Elle a annoncé la nouvelle à son lectorat de Châtelaine dans une poignante chronique intitulée «Parti sans bruit». Son mandat à Châtelaine était d’écrire sur sa famille. En tant que journaliste, elle ne pouvait rien inventer. Si elle continuait d’écrire, elle devait dire ce qui s’était passé. Si elle avait arrêté d’écrire, ce qui a failli arriver, elle laissait en plan des milliers de lectrices et de lecteurs du magazine. Je lui réponds immédiatement, lui expédie le DVD du film et lui transmets mes condoléances en espérant secrètement que Jeanne lui apportera un brin de réconfort.

Ainsi, les fils de nos histoires respectives se croisent… Jeanne n’a pas fondé de famille. Comme elle, je n’ai pas eu d’enfant, et Anne Marie a perdu son plus grand de façon soudaine, tragique et inexpliquée.
Mais il nous reste à toutes trois la mission.

À peine trois mois plus tard, sa chronique «Mademoiselle Mance» est publiée.

«Mes écrivaillures étaient au point d’extinction quand Jeanne Mance, morte il y a 335 ans, m’a rallumée. Alors, me revoici.» Ce sont les mots qui ouvrent sa chronique, à la fois bouleversante et lumineuse. Elle me touche au plus haut point. Anne Marie raconte comment Jeanne Mance, qu’elle ne connaissait pas, l’a inspirée. Jeanne a perdu la plupart de ses frères et sœurs pendant la guerre de Trente Ans. Elle aurait pu mourir à maintes reprises à l’époque des épidémies de peste, des traversées périlleuses et des guerres incessantes qui sévissaient de part et d’autre de l’Atlantique.

Ainsi, les fils de nos histoires respectives se croisent… Jeanne n’a pas fondé de famille. Comme elle, je n’ai pas eu d’enfant, et Anne Marie a perdu son plus grand de façon soudaine, tragique et inexpliquée. Ça s’arrête là, il ne grandira plus.

Mais il nous reste à toutes trois la mission. Celle d’Anne Marie est d’écrire. Grâce à Jeanne, elle reprendra la plume, «sa mission salvatrice». Sa voix s’égaye en parlant de l’écriture comme d’une «expérience féconde». Pour ma part, en plus de redécouvrir mes origines à travers mes films, Jeanne m’a permis de trouver ma voix et de naitre pour la deuxième fois. Quant à Jeanne, elle est partie de Langres au XVIIe siècle pour fonder un hôpital en Nouvelle-France. Sans le savoir, elle a enfanté une ville.

Montréal, le 26 avril 2023

Annabel Loyola est cinéaste. Son film La ville d’un rêve (72 min, 2022) est présenté tout au long de l’année 2023 à l’occasion du 350e anniversaire du décès de Jeanne Mance. Pour connaitre les dates et les lieux des prochaines projections, vous pouvez visiter ce site.

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