Hartmut Rosa
Illustration: Judith Renaud/Le Verbe

Hartmut Rosa : lâcher prise en tenant bon

Il est probable que vous amorciez la lecture de cet article en vous demandant si vous avez vraiment le temps de le faire. Peut-être même que vous culpabilisez, car vous n’avez pas encore terminé le dernier rapport pour le boulot, vidé le lave-vaisselle ou atteint votre objectif de temps d’exercice de la semaine (résolution du Nouvel An oblige). C’est un sentiment étrange que tout le monde connait : s’écraser avec lourdeur dans le fauteuil… pour immédiatement se sentir coupable de ne rien faire. Il y a toujours plus urgent.

Mais le manque de temps n’est pas le principal problème de notre époque. Il y a pire : ce qui est tordu, c’est surtout notre rapport à l’usage du temps.

Imaginez que vous préparez une fête d’anniversaire pour votre petite dernière. Vous voulez que tout soit parfait : vous avez loué une structure gonflable en forme de château, le gâteau est une tour de Babel, tous les enfants du voisinage sont invités. Les cadeaux sont nombreux, et leur emballage rutile. De plus, une comédienne professionnelle, déguisée en princesse, se charge de l’animation. Tout est réglé comme du papier à musique, et cela signifie fondamentalement une chose : vous voulez être en contrôle ! Façon à peine camouflée de dire : « Vous êtes obligés de vous amuser les enfants, vous m’entendez ? J’ai trop investi de temps et de ressources pour que vous ayez le droit de ne pas avoir de plaisir ! »

Puis, c’est le cauchemar : il pleut, alors on oublie le jeu gonflable. La maison peine à accueillir cette marmaille qui crie et chiale beaucoup trop à votre gout. Les cadeaux se déballent si vite que vous pouvez à peine prendre des photos de qualité, les déchets jonchent le sol, et la fêtée est déçue de la moitié du pactole. Si seulement la princesse avait pu sauver la situation : mais non, son jeu est médiocre, et la moitié du public se lève et se chamaille avant la fin de la présentation. Injuste, vous dites ? Vous aviez pourtant tout prévu ! Ça valait la facture salée ?

Cette mise en situation, comme tant d’autres, ne fait qu’illustrer à quel point nous ignorons souvent quoi faire avec tout ce temps et toutes ces ressources, à la fois innombrables et insuffisantes. Et si nous ne savions pas comment vivre, tout simplement?

Hartmut Rosa, sociologue de la vie bonne

Né en Allemagne en 1965, Hartmut Rosa est peut-être le sociologue le plus important de notre époque. Et c’est possiblement le penseur dont vous aviez besoin.

Avant de présenter les concepts d’accélération et de résonance de Rosa, il importe de dire comment il se démarque.

Tout au long du XXe siècle, les sociologues de gauche, syndicats et autres militants se sont inquiétés du partage inéquitable des ressources — et avec raison. Mais ce fut souvent leur seule préoccupation. C’est un peu comme si l’on disait : « Vous verrez, quand les gens auront de l’argent, deux voitures, une piscine, une maison avec une cuisine rénovée, en plus de nombreux voyages dans le sud, ils seront enfin heureux ! »

Vous le savez comme moi : nous sommes à l’ère de l’anxiété, de la perte de sens, de l’épuisement professionnel, des somnifères, des antidépresseurs et autres psychostimulants pour la concentration. Nous n’avons jamais eu autant de gadgets et d’écrans et, pourtant, nous croulons sous le stress et les déchets. Et si nous nous étions trompés ?

C’est l’avis de Rosa. Nous nous sommes tant affairés à parler de production, de progrès et de technologies que nous ne nous sommes jamais posé cette question : « De quels types de relations avons-nous réellement besoin ? »

C’est le pari que tente Rosa aujourd’hui : celui d’une sociologie de la relation au monde. Une sociologie de la vie bonne.

Le problème de notre époque : l’accélération

La pensée de Rosa a ceci d’original qu’elle va au-delà de la simple confrontation entre pouvoirs ou classes sociales. Par moment, nous sommes nous-mêmes nos propres pires ennemis. En effet, notre époque se caractérise par l’accélération.

Selon Rosa, la quête du bonheur est non seulement inutile, mais elle est également nocive, car nous avons toujours misé sur une approche matérialiste et individualiste du bonheur. 

Ce phénomène, amorcé dès la fin du XIXe siècle, est aujourd’hui à son paroxysme. Il se reconnait par l’obligation de production, de croissance et de performance. En fait, il nous est interdit de ne rien faire : la stabilité est un échec, et nous devons être constamment dynamiques (même en congé, avec les enfants et, bien sûr, au travail). C’est le dogme du « je dois », sinon nous courons le risque de nous faire dépasser ou de perdre des occasions.

Rosa explique que l’accélération réunit quatre conditions : vouloir tout voir, tout atteindre, tout maitriser et tout utiliser. Ça devient vite une obsession. Internet nous expose à l’univers des possibles, il y a trop d’images, ça devient du voyeurisme. Aucun territoire sur terre — même dans l’espace — ne demeure inexploré. Ultimement, le monde devient une ressource à exploiter (ce qu’il appelle un « point d’agression »), avec les conséquences que cela implique.

Dans le travail, par exemple, se contenter du statuquo est un non-sens. Le rendement doit toujours être en croissance, et les marchés doivent s’ouvrir pour être synonymes de réussite. La pression sur les employés est insoutenable. Même chose dans le secteur de l’énergie : il faut toujours plus de centrales, de carburant et de bornes de recharge… Mais à quand la sobriété énergétique ? Cette idée ressemble trop à un facteur de récession économique.

Dès lors, on pourrait croire que la solution est de ralentir. Or, selon Hartmut Rosa, ce serait une erreur. Qui voudrait désormais se passer des moteurs de recherche, des véhicules électriques ou des traitements contre le cancer ? Il serait idiot de rejeter en bloc les progrès de la modernité. Le problème est ailleurs. Rappelons-nous l’analyse de notre sociologue : il ne faut pas remettre en question les ressources, mais nos relations à notre monde. C’est là que Rosa se distingue de la plupart des penseurs marxistes ou de la tradition de l’École de Francfort. Il faut non seulement critiquer le système capitaliste, mais aussi proposer une nouvelle façon d’entrer en relation avec les autres.

La résonance : une sociologie de la vie bonne

C’est là un plaidoyer audacieux : selon Hartmut Rosa, la quête du bonheur est non seulement inutile, mais elle est également nocive, car nous avons toujours misé sur une approche matérialiste et individualiste du bonheur. De plus, nos tentatives pour fuir la souffrance ne font qu’exacerber notre aliénation.

D’où la résonance : une relation au monde, qui nous répond. C’est de la sociologie, et non une simple stratégie individualiste psychopop : nous avons besoin d’institutions et d’une culture qui permettent des relations résonantes. Il est donc de notre devoir d’entretenir des relations avec ce qui nous entoure pour que nous puissions vibrer avec ce monde, et non plus le considérer comme une ressource exploitable à loisir.

Rosa décrit ainsi les quatre dimensions de la résonance : 1) l’affection, pour retrouver le plaisir de sentir, de toucher et de voir les choses autrement que par les écrans ; 2) la réponse, ou le sourire, les papillons dans l’estomac, la chair de poule, l’écoute qui démontre un respect pour autrui ; 3) la transformation, ou l’acceptation que nous devons changer, évoluer, prendre des risques, ou tout simplement ne pas savoir où nous allons, le plaisir de voyager sans destination précise ; et, enfin, 4) l’indisponibilité, c’est-à-dire que la résonance existe en principe, et non pas sur demande, un peu à la manière de la grâce chez les croyants. Autrement dit, la résonance, c’est accepter que les choses ne soient pas toujours accessibles en un clic, comme un achat sur Amazon, mais plutôt grâce à des expériences parfois maladroites, et néanmoins magiques, communément appelées les « expériences humaines ».

Par exemple, la résonance est dans une salle de classe, où des élèves se laissent émouvoir par un professeur qui discute de sujets ouverts sur le monde et qui ne met pas seulement l’accent sur les examens, les notes ou la discipline. Dans le couple, la grâce amoureuse de la résonance se trouve davantage dans les attentions spontanées, dans l’écoute sincère et dans les doux mots susurrés à l’oreille que dans les bijoux, les repas dans les restaurants chics ou la sexualité singeant la pornographie. La résonance nous aide à comprendre réellement pourquoi la personne que nous avons choisie nous donne le frisson.

L’axe vertical de la religion

Rosa explique que la résonance n’est pas un exercice de réflexion. Elle est uniquement possible grâce à des axes de résonance, soit nos relations aux gens, aux objets ou aux institutions. Il y a l’axe horizontal (famille, amis, activités démocratiques), le diagonal (travail, école et consommation, par exemple) et, enfin, l’axe vertical. Ce dernier est notre rencontre avec l’immanence : l’histoire, la philosophie, l’art, la nature ou la religion.

Dans Résonance — Une sociologie de la relation au monde, Hartmut Rosa démontre que la résonance est possible grâce à la religion, qu’il décrit comme étant « une forme spécifique de relation qui, à travers les catégories de l’amour et du sens, fournit l’assurance que la forme élémentaire de l’existence est une relation de résonance et non d’aliénation. »

Dans les rituels catholiques (davantage que protestants, ajoute-t-il en citant Max Weber, puisque ces derniers ont banni toute magie hors du monde), tout est une promesse de résonance, en commençant par la Bible : «Quelqu’un est là qui t’entend, nous dit Rosa, qui te comprend et qui trouvera le moyen de t’atteindre et de te répondre.» Et que dire de la prière, une posture à la fois intérieure (je prie seul, en silence) et extérieure (je m’adresse à plus grand que moi) ?

Rosa se garde d’associer la religion à la violence, comme beaucoup le font aujourd’hui. En effet, s’il existe des mouvements réactionnaires ou terroristes contemporains qui détruisent au nom de la religion, le sociologue allemand précise que leurs actes visent précisément à contraindre et à contrôler, et non à atteindre ou à toucher, et qu’ils sont donc contraires à toute résonance.

L’urgence de la résonance

Hartmut Rosa nous propose une sociologie qui se reçoit comme un cadeau et qui vise une réflexion globale de notre humanité. Elle est jouissive, positive et, surtout, accessible au quotidien.

Par la lorgnette de la résonance, notre emploi est l’occasion de rencontres et de découverte des bonnes idées des collègues. Le samedi devient un havre de paix, sans complexe ou obligation d’être hyperactif. Et la dernière neige qui recouvre le balcon et le stationnement nous donne la chance d’aller pelleter avec les enfants, envoutés par le silence de ce lourd manteau blanc, le froid qui pique le nez et rougit les joues, les muscles qui se réchauffent dans ces répétitions méditatives, avant de rentrer pour gagner une couverture et un chocolat chaud.

Il y a de ces œuvres qui ont le pouvoir de nous remettre en question, mais, surtout, d’ajouter de précieuses perspectives à notre rapport au monde. Celle d’Hartmut Rosa est de celles-ci : elle est lumineuse, car elle légitime le droit de lâcher prise tout en tenant bon.

Si vous vous êtes rendus jusqu’au bout de cet article malgré votre longue liste de tâches, espérons que cette lecture ait fait naitre en vous la résonance essentielle à d’autres types de relations au monde.

À LIRE

Le cœur de la pensée théorique d’Hartmut Rosa se trouve dans ses deux ouvrages phares, déjà des monuments de la sociologie contemporaine : Accélération — Une critique sociale du temps (2010) et Résonance — Une sociologie de la relation au monde (2018), chez La Découverte. Pour public averti, puisque c’est une prose universitaire et plutôt dense.

Pour les néophytes, je suggère Aliénation et accélération (2014), mais, surtout, Rendre le monde indisponible (2020), aussi chez La Découverte. Ces plaquettes, très schématiques, sont une prodigieuse introduction à la sociologie du contemporain. À lire absolument, mais en prenant son temps.

Plus récemment, le sociologue a prononcé une conférence dans le diocèse catholique de Würzburg, en Allemagne. Le texte de cette prise de parole aussi étonnante que pertinente a donné Pourquoi la démocratie a besoin de la religion, préfacé par le philosophe canadien Charles Taylor.

Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.