L’exposition Stat Crux du célèbre peintre François-Xavier de Boissoudy aura lieu au Collège des Bernardins, à Paris, du 28 février au 6 avril 2024. C’est un lieu historique exceptionnel tout désigné pour cet artiste au style et à la technique sans égal. Le Verbe a rencontré le peintre chez lui, à Paris, deux ans plus tôt, en plein processus créatif. Portrait intime de l’homme dont la guérison intérieure illumine l’œuvre tout entière.
Mars 2022. La pandémie s’estompe, et je profite d’un voyage en France pour passer voir celui qui, au fil des ans, est devenu plus qu’un ami Facebook. Admiration réciproque ? Peut-être, mais il y a plus : une commune rencontre qui a pansé nos blessures et continue à transformer nos vies.
Du virtuel au réel
François-Xavier m’attend avec un petit rouge. On trinque à Celui qui nous réunit, le « Ressuscité », comme il dit.
« J’ai déjà commencé la commande des Bernardins, tu veux voir ? »
Quelle question ! Voir ces œuvres en vrai ? Un cadeau inouï. C’est peut-être l’effet du vin, mais je plane — littéralement parlant — jusqu’à la petite pièce d’à côté.
Je suis scotchée devant l’énorme toile qui couvre le sol.
« Notre ainée s’est barrée il y a quatre ans pour aller étudier. J’ai remonté le lit, j’ai fait mon bureau en dessous. Elle vient de revenir et dort là, mais, lundi, j’aurai un nouvel atelier. J’ai trouvé un endroit où je pourrai faire des tableaux beaucoup plus grands.
― Plus grands que ça ? Tu rigoles ?
― Aux Bernardins, les murs sont très vastes, avec des colonnes. J’ai eu cette idée folle de faire des tableaux de quatre mètres par trois. »
Je n’ai vu les Bernardins qu’en photo… Juste l’ancien réfectoire des moines est un bijou d’architecture gothique. Mais le véritable chef-d’œuvre est juste là, à nos pieds. Un calvaire, comment dire, étonnamment vivant. Jésus, suspendu à la croix, baigné de lumière, et le peuple, à ses pieds et tout autour, comme aspiré par Lui.
« Il y a une personne recroquevillée au pied de la croix ?
― Bien entendu, il y a Marie, Jean et Marie-Madeleine, mais j’ai voulu y ajouter le reste de l’humanité, les malheureux qui n’arrivent pas à bouger dans notre monde… Le Christ nous soulève et nous empêche de souffrir éternellement. C’est un Talitha kum — “Levez-vous !” Je ne veux pas que ce soit que des saints autour de Jésus : je veux que ce soit tout le monde. Qu’est-ce que ça nous fait, à nous, qu’il ait été mis en croix ? Hein ? Montrer qu’il nous amène à Lui, malgré le fait qu’on ne soit pas totalement à Lui, malgré notre inconscience, notre indignité. Tout ça, c’est le Salut en général. »
Il soulève le calvaire et dévoile une vue en plongée sur un Golgotha lumineux avec Jérusalem, à côté, plongée dans la nuit.
« Je n’ai pas fini… Je la trouve un tantinet trop sombre. »
À genoux, il verse de l’eau sur Jérusalem et se met à l’étendre avec ses mains. Le bleu s’estompe doucement.
« Le bleu, c’est la nuit. La crucifixion s’est passée au grand jour, mais elle a donné lieu à la nuit, et, dans cette nuit, la croix demeure et brille. Toujours debout. »
C’est la fameuse devise des Chartreux : Stat crux dum volvitur orbis. La croix demeure tandis que le monde tourne.
La mince ligne rouge
En classe, à cinq ans, au lieu d’écrire, François-Xavier de Boissoudy dessinait dans les marges de ses cahiers. Il ne dépassait jamais la ligne rouge.
« Je me faisais punir, j’étais crado ! »
Crado ? J’assure qu’il l’est encore. Peindre avec ses mains, étendre les encres, l’encre de Chine, les huiles et l’eau… Faut aimer la boue. J’angoisse à la vue d’un si beau dessin qui sera bousillé.
« Tu vas gâcher ton dessin, non ?
― Eh bien c’est ça ! Je regarde mon dessin. Il est beau. Je sais dessiner. Je suis en contrôle… mais ça craint ! Je me suis rendu compte, avec l’eau, que ce n’était pas la perfection qui comptait, mais plutôt la présence. Avant, je faisais des trucs très contrôlés. Avec l’eau, je n’ai pas le contrôle. Je joue avec l’ombre et la lumière. C’est tout. L’aventure, ça, c’est intéressant ! C’est comme faire intervenir quelqu’un dans ta vie : ça vient déranger ton contrôle, comme l’eau sur le papier. Elle coule, et je la pousse pour qu’elle aille où je veux qu’elle aille. Les pinceaux c’est pour dessiner. Regarde. »
Mystérieusement, des ombres douces apparaissent, et de la lumière, ici et là, éclate. L’« Avant », c’était avant qu’il ne sorte de la marge, j’imagine ? Un lieu contraignant. Il me sert un autre verre, et je me demande si ce n’est pas en 2013, justement, l’année où je l’ai « découvert », qu’il a traversé cette mince ligne rouge.
« Avant quoi ? Si ce n’est pas trop indiscret.
― Le jour où j’ai été guéri, juste ici au salon. Il faisait beau et il y avait une belle lumière. Inconsciemment, j’ai mêlé les deux, la belle lumière et la guérison intérieure. »
Un vendredi après-midi de 2003, il s’est retrouvé pétrifié entre deux femmes : la sienne, à laquelle il était marié depuis 10 ans, et une amie proche, à laquelle il venait de dire « Je t’aime ».
« Je regrettais tant ces paroles ! Quelque temps auparavant, j’avais demandé à Dieu une épreuve pour apprendre à aimer ma femme. Là, je devais choisir… Tu sais, on s’est marié pour des raisons infantiles : j’avais besoin de protection, comme un enfant, j’avais besoin de quelqu’un qui gagne sa vie, qui a un appartement où je pourrais travailler. »
Autour de moi dans cet atelier, et dans mon souvenir, les femmes sont omniprésentes dans son œuvre. Au deuxième verre, il faut croire que les langues se délient.
« C’est mon traumatisme : je suis “né sous X”. C’est une loi en France qui permet aux mères d’accoucher anonymement, au lieu d’avorter, et de confier leur bébé aux services de l’aide sociale pour l’adoption. Mes parents adoptifs m’ont aimé, mais ils ne m’ont rien dit. Le mot “abandon” n’a jamais été prononcé. J’ai découvert ça bêtement un jour. Cette information — très intellectuelle — a fait son chemin jusqu’à mon cœur, ce vendredi-là. J’ai reçu une effusion de l’Esprit. Je me suis senti aimé, profondément. Un truc intense. J’ai reçu l’image d’un visage relié à mon nombril, une mère. J’ai pu alors bénir mon origine, bénir cette femme, et l’acte sexuel qui m’avait donné la vie. J’ai connu ce que ça fait que de pardonner quelque chose de viscéral. Je trainais une haine inconsciente de cette femme et de moi-même. Quand tu as été abandonné, tu traines la certitude que tu ne vaux rien. »
Le lundi suivant, il ouvrait sa bible :
Mon fils, si tu t’es porté caution pour un proche, si tu as dit « Marché conclu ! » pour un étranger, si tu es piégé par tes propres paroles, prisonnier de tes propres paroles, alors, fais ceci, mon fils, pour t’en sortir, puisque te voilà entre les mains d’un autre : va, humilie-toi, insiste auprès de lui, interdis tout sommeil à tes yeux, et tout répit à tes paupières, échappe-toi, comme la gazelle loin du chasseur, comme l’oiseau de la main de l’oiseleur. (Proverbe 6, 1-5)
Cette parole le libérait de son « Je t’aime » et l’intimait de choisir sa femme.
« Je n’avais été qu’un petit enfant qui n’avait jamais rien choisi et, tout à coup, en une semaine, j’ai choisi d’arrêter de fumer du shit — j’étais accro —, j’ai choisi ma femme, mes enfants et ma peinture. Je suis devenu époux, père et peintre. J’étais né de nouveau ! »
Je n’ose pas affirmer qu’il a été « sauvé » ; ça fait peut-être trop Jesus Freak… J’attends. Peut-être le dira-t-il de lui-même. À sa manière. De toute façon, l’odeur des encres et des huiles me monte à la tête. Ou peut-être est-ce la faim ? Mon ventre s’égosille depuis dix minutes.
« As-tu faim ? Pendant que je ferai griller le poisson, tu pourras continuer à me tirer les vers du nez. Journaliste, va ! »
On rit.
« Tu sais, en vérité, c’est que j’ai été sauvé de mon néant. Je suis passé de la marge du cahier à la page tout entière, pas juste pour la peinture, mais pour toute ma vie. Je suis passé d’une activité marginale à une activité à plein temps. J’ai franchi la ligne rouge comme on passe la mer Rouge. C’est bien des années plus tard, vers 2013, que j’ai compris que j’avais été libéré par Dieu lui-même. »
Il y a des questions comme ça qu’on n’a même pas besoin de poser.
Peindre le sacré
Par la suite, la gestation prendra dix ans. En 2013, à la « Manif pour tous », il prend part au mouvement des Veilleurs. Spontanément, des citoyens, catholiques ou pas, manifestent publiquement, assis en groupe à même le sol en lisant des textes littéraires et philosophiques, avec musique, chants et poésie. Au milieu de cette foule, il dessine le portrait d’une jeune manifestante. À sa grande surprise, ce portrait deviendra celui de Marie, mère de Jésus, assise au milieu du peuple, flambeau à la main.
Le Couvent dominicain de l’Annonciation lui commande alors une série de tableaux : Une Annonciation française, qui sera exposée en janvier 2014. Le galeriste Guillaume Sébastien le remarque et lui commande une exposition sur la résurrection.
« Je ne savais pas que c’était le Christ qui m’était apparu à travers cette image, ce fameux vendredi-là. C’était intérieur. Je ne l’ai pas rencontré avec mes yeux de chair, mais avec les yeux de la foi. Quand le galeriste m’a proposé cette expo, j’ai su intérieurement que c’était Lui. Je me suis dit que je devais faire ces tableaux pour rendre Dieu heureux. »
Au vernissage, le galeriste lui dit : « Si on ne vend rien, je vous garde quand même ! » À la fermeture, 80 % des tableaux avaient été vendus. Une réussite totale. S’en est suivi Résurrection et Miséricorde (2015-2016), Marie, la vie d’une femme (2017), Paternité (2018), Chemin de Croix (2019), Béatitude (2020), Que ton règne vienne (2021) et Mystères (2021).
Il n’était plus question de peindre ce qui torturait les tripes et l’esprit, mais plutôt la joie d’avoir été aimé, et de l’être encore et toujours.
« Avant, je peignais avec un affect. Souvent avec ironie. Comme je ne m’aimais pas, je parlais de moi avec une distance pour camoufler ma souffrance. J’avais toujours eu le désir de peindre le sacré, de révéler le culte dans le culturel, mais je ne le faisais pas ; je peignais mon échec d’amour dans mon couple. »
On a oublié le poisson. Je savais que la beauté pouvait couper le souffle, mais l’appétit ? Les visages du Christ comblent tous les sens.
« Ici, mon travail, c’était de mettre un visage sur Celui qui m’a sauvé. Pour montrer le Salut en général, je compte faire des visages très grands, de la taille d’un écran de cinéma. La série de petits tableaux sera pour le Salut en particulier, le Christ qui se présente à nous, face à face, et qui demande si on veut le suivre, ou pas. »
Choisir, il le faudra. Tôt ou tard. Il y a ce couple, là, main dans la main avec le Christ.
« C’est le mariage chrétien. J’y goute. Tu sais, on a commencé à prier ensemble, Florence et moi. Ça nous rapproche. J’ai toujours cette crainte de me dévoiler, d’avoir l’air ridicule, mais on prie, on s’alimente à la source et on se laisse conduire. »
Époux, père et peintre aux mains nues. Simple. Vrai. Unifié. Comment ne pas en témoigner ?
« Dans ma vie et dans mon art, parallèlement, j’ai cherché Dieu. Dans la vie, nous pouvons témoigner, et dans l’art, chercher une forme qui rend témoignage de ce qui nous est arrivé de meilleur. Toi, tu écris parce que tu as quelque chose à dire, moi je peins parce que j’ai quelque chose à montrer. »
Photo avec l’aimable autorisation de François-Xavier de Boissoudy