Cet été, l’odeur des feux de forêt et l’opacité du ciel sont venues perturber ma quiétude. Ma fille ainée a quitté le foyer familial et mon plus jeune se prépare à faire son entrée en maternelle, autant d’évènements qui marquent une transition, chamboulent les habitudes et la normalité que je tenais pour acquises. La vie ne sera plus la même. Il faut passer à autre chose. Bien que fort différents l’un de l’autre, les « départs » de deux de mes enfants sonnent clairement le glas de mon rapport à la maternité et d’un moment de ma vie en général. Mais ne sont-ils pas, aussi, un nouveau départ pour moi-même?
Tu existes chaque jour un peu plus par mes lentes soustractions. Tu ne me dois rien. Je ne suis pas ton commencement. Ne cherche pas à me ressembler. […] Oublie les lignées aveugles, les généalogies vaines, ne sois pas mon reflet, ne te perds pas à chercher des images perdues. Il est long le travail de nos mères. Bientôt, tu connaîtras les mots pour naître à toi et pour mailler ta vie quelque part dans la grande trame des vivantes.
J’ai déjà écrit quelques mots au sujet de Mme Inlassable. Il s’agit d’un nom fictif que C.S. Lewis attribue à l’archétype de la mère qui donne, encore et toujours, même quand on n’a plus besoin de son don. À côté d’elle, il y a aussi M. Quartz, le professeur qui coupe les ponts avec ses anciens élèves lorsque ceux-ci font preuve d’autonomie dans leur pensée et se distancent de celle du maitre. Dans les deux cas, tous les soins et enseignements ont pourtant été prodigués en vue de mener les protégés à l’autonomie.
Le problème avec ces deux-là, c’est qu’ils ouvrent la porte au ressentiment et à une forme de haine même.
Au point de départ, des sentiments confus : sentiment d’injustice en regard de « tout ce qu’on a donné » et un sentiment d’inutilité devant le manque de besoins auxquels répondre. Oui, Mme Inlassable éprouve soudain un sentiment d’inutilité et la tentation de regretter ses choix passés : la famille au détriment d’une carrière plus étoffée, peut-être? Quelle attitude devrait-elle adopter en ce cas?
Lewis lui-même apporte le début d’une réponse : « Nous avons besoin de décence, nous faisons allusion à la bonté, à la gentillesse, à la patience, à l’oubli de soi, à l’humilité et à l’intervention continuelle d’une sorte d’amour plus élevé que ce que l’affection, en elle-même, peut être. »
Oui, mais encore…
Je suis revenue à Mme Inlassable parce que, me semblait-il, ma réflexion n’avait alors pas tout à fait trouvé de dénouement. À ce point de ma vie, il me semblait que cela ne suffisait plus, que je n’avais pas encore vraiment trouvé le chemin pour vivre ces deuils dans la sérénité. Je ne savais pas du tout comment être décente. Ou plutôt, je ne savais plus que faire de moi-même : mes émotions paradoxales étaient bel et bien présentes et le ressentiment me guettait toujours, au fond de moi, prêt à bondir, même si je le tenais en bride « par décence ». C’était un combat perpétuel et je n’étais pas du tout en paix.
Quel chemin intérieur emprunter? À travers un livre riche et dense intitulé Renoncer, Catherine Aubin m’a apporté plusieurs clés pour avancer dans toute cette pagaille. Elle écrit : « Mais on ne devient soi-même que quand on lâche toute la comédie humaine, le masque des apparences et de ses propres comédies. Être vrai, c’est être détaché. »
À la suite de cette lecture, il m’est d’abord apparu que Mme Inlassable avait des attentes déplacées, illégitimes. Elle ne savait pas aimer de façon détachée. De plus, elle croyait probablement que ses enfants (mais certainement aussi que son mari et ses amis) l’aimaient pour ce qu’elle faisait. Ceux-ci n’ayant plus besoin d’elle, où était donc sa place désormais? Elle s’acharnait donc, malgré eux, à les combler de ses dons jusqu’à les écœurer, et devant leur ingratitude, elle se targuait de rester vertueuse et aimante, ravalant son indignation devant l’injustice dont elle était victime et s’en remettant à une récompense à venir.
À ce stade, Lewis dit que l’affection finit par pourrir en nous. Il parle de ressentiment et même de haine. Personne n’est à l’abri d’y tomber et je me demande si notre vieux fond judéo-chrétien, dans ce qu’il a de tordu, j’entends, ne nous y entraine pas parfois.
Le malentendu sur le don de soi
Il y a quelque chose de déformé, pourtant, dans l’idée d’attendre sans vivre le moment présent, de façon presque désincarnée. Dans la parabole du Nouveau Testament que rappelle Aubin, le frère du fils prodigue avait tort de ne pas bénéficier chaque jour de la présence de son père et de tout ce qu’il lui offrait, au quotidien : y compris l’agneau gras et tout ce qu’il faut pour festoyer.
Tous les jours, festoyer.
Il n’y a pas de place ici pour le ressentiment. Le frère aura mal compris le sens du don de soi.
Mme Inlassable aussi a tort. Elle s’obstine dans une abnégation déplacée, où le don perd son sens. De fait, il n’est pas vertueux de donner quand l’autre n’a pas besoin du don, et encore moins quand le besoin de l’autre est qu’on arrête de lui donner!
Pour madame Inlassable, il s’agit donc de lâcher prise sur la fausse idée qu’elle a d’elle-même, sur son identité de mascarade (basée sur l’abnégation, la maternité, voire le « maternage »!) et sur ce qu’elle doit faire pour trouver une valeur. Il lui faut aussi lâcher prise sur ce qu’elle retient (et croit sien!) : ses enfants, surtout, mais son mari aussi et, pourquoi pas, ses amis. Se dépouiller ainsi lui aurait permis de plonger en elle-même : de trouver le véritable moi, dans la présence de Dieu et dans le présent de Dieu, qui donne une liberté profonde et procure une joie véritable. Un moi libre.
De Mme Inlassable à Vava
Mme Inlassable est morte et enterrée (Lewis l’avait déjà annoncé) et un nouveau personnage est né. Je la nommerai Vava, en l’honneur du commandement fait à Abraham: Lekh’ Lekha. De l’hébreu : « Va! », « Va vers toi! », « Va pour toi » ou encore « Va-va ».
« Ce « Va-va! » ne consiste pas seulement à aller quelque part, mais à entrer dans le mouvement même de la vie qui se donne. »
« À la genèse des renoncements, il y a un départ ou une rupture; il faudrait toujours quitter père et mère pour qu’une histoire véritable commence. Abraham a accepté de perdre ce qu’il pouvait croire sien, mais qui en réalité le possédait […]. Son consentement au manque et à la dépossession lui ouvre le monde de la bénédiction et de la fécondité. » (Aubin, Renoncer)
On imagine Vava jeune et insouciante, franchissant un ruisseau en bondissant d’un rocher à un autre. Elle est confiante, se lance dans l’inconnu, découvre et se découvre dans le moment présent.
Vava ne regarde pas en arrière et ne pense pas à demain qui aura soin de lui-même. Elle ne possède rien, sinon un bout de bois et quelques cailloux ramassés là.
Surtout, Vava ne voit rien qui la menace, car son identité n’est ni dans ce qu’elle fait, ni dans ce qu’elle donne, ni dans ce qu’elle attend ou reçoit. Non, chaque jour et chaque étape constitue une aventure nouvelle où elle peut se donner, généreusement et sans attentes, ici ou ailleurs.
« Ce « Va-va! » ne consiste pas seulement à aller quelque part, mais à entrer dans le mouvement même de la vie qui se donne. » – C. Aubin