dieu caché
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Dieu caché, Dieu révélé

Bien que fervent catholique, le journaliste André Frossard (1915-1995), auteur de Dieu existe, je L’ai rencontré (1969) et de Il y a un autre monde (1974), était réticent à dire qu’il avait la foi. Ce n’est pas qu’il craignait d’être ostracisé par un milieu intellectuel largement athée ou d’être exposé à la critique de ses pairs, tant s’en faut; il fut au contraire un de ceux, dans la profession journalistique, qui affichèrent le plus ouvertement et le plus sereinement leur appartenance à l’Église catholique. Avec un brin de provocation, il se disait même papolâtre. 

S’il hésitait à dire qu’il avait la foi, c’est parce que l’évidence de Dieu s’était un jour imposée de façon telle, pour lui, qu’il lui paraissait inexacte d’affirmer «croire» sans plus de précision. Aujourd’hui même, cela peut avoir quelque chose de trompeur, étant donné que, dans l’esprit populaire lesté d’incroyance par la sécularisation, et jusque dans l’Église même, où la faiblesse de l’enseignement entretient la confusion, la foi est désormais assimilée à une forme de préférence sans certitude ou à un simple pari, et non plus comprise comme source de vérité.

Foudroyé par la grâce sans s’y attendre et sans l’avoir espéré, alors qu’il attendait un ami croyant dans une église où il était entré athée et dont il est ressorti chrétien dix minutes plus tard, Frossard vivait depuis ce jour insigne, non pas dans la foi en Dieu, mais dans la certitude de son existence et de son amour. Marie de l’Incarnation, l’Ursuline de Tours venue fonder la Nouvelle-France sur le socle de sa mystique, vécut de la même évidence: «Je n’ai pas la foi, ô mon Dieu, puisque vous me montrez vos biens et la vérité de ce que vous êtes et de ce que vous m’êtes à découvert, en une manière qui me dit tout d’une façon ineffable.»

La foi, une réalité paradoxale 

La foi, qui ne nous donne accès qu’à des connaissances «partielles» et «confuses» sur Dieu (cf.1 Cor 13,9-12), n’en reste pas moins, ô paradoxe, une des trois vertus théologales qui nous permettent de vivre de la vie même de Dieu, et donc, au plan de l’intelligence, de connaitre Dieu comme il se connait. Ce qui, autrement, serait impossible à l’homme. À l’épineuse question «Qu’est-ce que la foi?», Frossard donnait cette réponse tout à fait juste et pleine d’esprit: «Ce qui permet à l’intelligence de vivre au-dessus de ses moyens.»

Bien que, comme le dit saint Paul, la foi ne soit pas la vision directe de Dieu promise au Ciel, mais comme une image de Dieu reflétée dans un miroir, elle demeure source de certitudes et de confiance. D’où le sentiment que le mot «foi», surtout quand il est pris dans un sens restreint ou faussé, n’est pas toujours le plus adéquat pour faire comprendre cet aspect de l’expérience chrétienne parfaitement résumé dans le psaume 30, où l’auteur sacré s’adresse au Dieu Tout-Puissant en déclarant sans ambages: «Ma forteresse et mon roc, c’est toi.»

Dans la perspective biblique, la foi est affaire de confiance en la solidité de l’Alliance avant d’être source de connaissance. Mais cette accentuation qui, tout au long de l’histoire sainte, depuis Abraham jusqu’à saint Pierre, donne sa profondeur non seulement intellectuelle mais aussi existentielle à la foi, n’exclut en rien la possibilité d’une approche intellective des mystères, que précisément l’expérience immédiate et personnelle de la grâce rend possible, qu’elle invite à développer même, à travers l’élaboration rationnelle de la théologie.

L’opacité de la lumière divine

Nul besoin d’être théologien patenté, cependant, pour bénéficier des lumières de la grâce et avancer sur le chemin d’une meilleure intelligence de Dieu. «Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien», a écrit Évagre le Pontique (moine du 4ᵉ siècle). Ce superbe chiasme nous rappelle que l’intelligence des mystères est à la portée de tous, pour autant qu’on s’engage à «marcher avec […] Dieu (Mi 6,8)». Cela dit, la logique chrétienne du paradoxe vient ici encore complexifier les choses.

Il est en effet bien connu que la plus grande intimité avec Dieu, celle des mystiques, source des plus grandes lumières, conserve quelque chose de ténébreux, de proprement insaisissable, de souverainement autre, malgré toutes les grâces d’union. L’opacité demeure en particulier dans la façon qu’a Dieu de révéler ses plans. On le voit encore une fois dans l’expérience de Marie de l’Incarnation, consignée dans sa Relation de 1654 (source de la première citation), où elle décrit somptueusement les principales éruptions du divin dans sa vie.  

Une de ses plus célèbres grâces est un songe qu’elle a eu, où Dieu lui fit voir, sans qu’elle sache l’identifier, le Canada. Or, ce songe ne lui fut expliqué que plus tard, au cours d’un ravissement mystique durant lequel le Très-Haut lui déclara: «C’est le Canada que je t’ai fait voir; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie.» Et c’est alors seulement qu’elle a compris que le sentiment «que la divine Majesté [l’]allait mettre dans un nouvel état» – c’est-à-dire lui faire quitter son monastère – n’était pas «un piège du diable».  

«Tu es un Dieu qui se cache» (Isaïe)

Au cœur de la plus intime des révélations, celle qui touche à la mission personnelle, Dieu resta donc en partie caché à la sainte, avant de dévoiler clairement sa volonté. S’il en est ainsi pour une âme choisie comme celle de Marie de l’Incarnation, il en est de même pour nous tous, qui avançons à tâtons dans la vie, en essayant de surmonter nos peurs et de faire confiance à Dieu, à chaque nouveau détour où se dévoile une part de l’inconnu qui nous attend. Ce qui nous amène à la fameuse exclamation du prophète Isaïe: «Vraiment tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, Sauveur!» (Is 45,15) Mais que signifie-t-elle au juste?

Eh bien que Dieu travaille de façon telle, dans et à travers l’Histoire, qu’il semble en être totalement absent, alors même qu’au moyen de préparatifs de longue haleine, il fait activement concourir les évènements et les choses à la réalisation de son dessein; que Dieu opère par des voies détournées et pendant de longues années, en tirant même avantage des forces hostiles qui peuvent sembler triompher de lui et tenir en échec sa volonté, avant de servir directement à sa gloire, à l’instar du Perse Cyrus le Grand, ennemi d’Israël, qui œuvra au bien du peuple élu tel un sauveur, au point de recevoir dans l’Écriture le titre de messie de Yahvé.    

Dieu a voulu simultanément «se rendre parfaitement connaissable […] à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur… »

Cette explication est trop bonne pour venir d’un simple chroniqueur, vous dites-vous peut-être. Vous avez raison. Elle n’est pas de moi, mais du pasteur baptiste écossais Alexander Maclaren (1826-1910), dont le travail exégétique a brillamment mis en évidence les principales implications théologiques découlant de la notion de «Dieu caché». Une notion à nuancer, dans la mesure où Dieu est aussi décrit, au verset 19 du même chapitre 45 d’Isaïe, comme celui qui se révèle clairement aux hommes: «Quand j’ai parlé, je ne me cachais pas quelque part dans l’obscurité de la terre; je n’ai pas dit aux descendants de Jacob: Cherchez-moi dans le vide!»

Le Dieu caché de Pascal

Du passage d’Isaïe on peut retenir que Dieu est à la fois celui qui se cache et celui qui se révèle. Cette vérité du christianisme fut une des lignes argumentatives de l’apologétique de Blaise Pascal au 17e siècle. Pascal la développe dans un certain nombre de fragments de ses Pensées, qui mettent de l’avant l’idée qu’il fait partie du dessein de Dieu de se montrer aux uns et de se cacher aux autres: «On n’entend rien aux ouvrages de Dieu si on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclairer les autres.» (éd. Le Guern, frag. 217)    

Comprenons bien. Selon Pascal, Dieu a voulu simultanément «se rendre parfaitement connaissable […] à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur… » (139) Ce qui signifie qu’en se révélant et en se cachant, il a pareillement exaucé. Que Dieu soit introuvable, comme le disent les athées, n’est dès lors pas une preuve de son inexistence, mais la confirmation d’une des vérités de l’Église: «[Cette] obscurité où ils sont et qu’ils objectent à l’Église ne fait qu’établir une des choses qu’elle soutient.» (398) 

«Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession.» (213) Mais là ne s’arrête pas le raisonnement de Pascal. Les croyants favorisés risquent de tirer orgueil de la révélation qui leur est faite, tandis que les incroyants se sentiront justifiés de n’avoir pas cru en un Dieu qui se cache. À quoi Pascal rétorque: «Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables.» (221)

Des marques visibles peu perceptibles

Reprenons. Il y a d’abord la lumière de la foi, telle que Frossard l’a expérimentée, et qui l’a tiré de la cécité spirituelle pour le faire entrer dans la clarté. Mais il y a aussi des ténèbres dans la clarté des croyants, comme nous l’avons vu pour Marie de l’Incarnation. Il y a ensuite les ténèbres des incroyants. Mais il y a suffisamment de clarté dans les ténèbres des incroyants pour trouver Dieu, car «il y a toujours [laissé] des marques visibles de lui dans tous les temps». Bref, «Dieu est caché, mais il se laisse trouver à ceux qui le cherchent». (781)

Pour Pascal, ces «marques visibles» sont les interventions de Dieu dans l’Histoire: la Création, le Déluge, la mission de Moïse, l’accomplissement des prophéties concernant Jésus, etc. Rien de convaincant pour l’esprit contemporain, qui n’accorde aucun crédit à la Bible, vue comme un réservoir d’affabulations; ni d’ailleurs pour le croyant, qui a derrière lui quatre siècles d’exégèse moderne. L’Histoire critique du Vieux Testament de Richard Simon, œuvre pionnière du courant historico-critique, est parue en 1678, seize ans après la mort de Pascal…  

Si la preuve par les prophéties n’a plus de force aujourd’hui pour la plupart des gens, celle par la philosophie n’en n’a jamais eue beaucoup pour grand monde. En tout cas, elle n’en a pas plus aujourd’hui qu’à l’époque de Pascal, qui disait alors des preuves métaphysiques «qu’elles frappent peu». (179) Cela ne veut pas dire que l’un et l’autre types de preuve sont toujours sans effet sur l’âme en recherche; mais cela rappelle que ce qui se joue n’est pas purement d’ordre intellectuel, comme l’a compris Pascal, qui parlait des raisons du cœur.

Le cœur a ses raisons

Dans une perspective très augustinienne, qui fait de l’aspiration au divin l’axe fondamental de l’anthropologie, le projet pascalien consiste en une tentative de faire sourdre du cœur (au sens biblique du terme) le désir de Dieu. Car c’est d’un cœur conscient de sa misère, désireux d’en être sauvé et ouvert à la vérité – je dirais même vulnérable à la vérité – que vient l’intelligence des fins dernières. «L’intelligence des biens promis [par la religion] dépend du cœur» (239), déclare l’auteur des Pensées, non de la simple aptitude de l’esprit à penser. Et pour Pascal cela tient au fait suivant: «le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre». (280) On rejoint ici la fameuse doctrine des trois ordres.

La présentation la plus ramassée de cette doctrine se trouve dans ce fragment où les dimensions matérielle (le corps), intellectuelle (l’esprit) et spirituelle (l’amour surnaturel) propre à la condition humaine sont comparées et hiérarchisées: «De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée; cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité; cela est impossible, et d’un autre ordre surnaturel.» (290) Ainsi, celui qui se situe d’emblée dans l’ordre surnaturel de la charité fait entendre un autre timbre, par son discours, que celui de la raison raisonnante: «Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire.» (280)

Il faut donc, pour rendre perceptible le «Dieu sensible au cœur» (397) de Pascal, «parler de Dieu, non par preuve du dehors, mais par sentiment intérieur et immédiat». (309) Et il faut – idéalement mais non nécessairement – que celui à qui l’on s’adresse ait les dispositions intérieures qui facilitent la réception de cette parole spirituelle, révélatrice de la vérité. Alors enfin, l’homme, d’un cœur purifié («Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.» [Mt 5,8]) et illuminé par la présence de l’Esprit, pourra voir ce Dieu qui, autrement, resterait caché; il pourra entrer dans la vie d’union avec lui. «Si on vous unit à Dieu, c’est par grâce, non par nature» (139), conclut Pascal. 

Cinq langages qui révèlent et qui voilent

Depuis l’origine, Dieu n’a jamais visé, à travers divers langages exprimant son amour pour nous, que le dévoilement de lui-même. Un dévoilement auquel saint Paul fait référence en particulier dans un passage où il est question des Écritures, mais qui est à l’œuvre dans toute l’économie du salut et à toutes les étapes de la révélation: «jusqu’à ce jour le même voile demeure pour la lecture des livres de l’ancienne Alliance; il n’est pas enlevé parce que c’est en Christ qu’il disparaît […] Quand on se convertit au Seigneur, le voile tombe. Or, le Seigneur, c’est l’Esprit.» (2 Cor 3,14.16-17)

La Création s’est offerte à la raison comme un premier langage à déchiffrer, pour, «à travers la grandeur et la beauté des créatures […] contempler, par analogie, leur Auteur». (Sg 13,5) Mais la Création pouvait faire écran au Créateur. «En examinant ses œuvres, ils n’ont pas reconnu l’Artisan» (Sg 13,1), car leur cœur plein d’injustice faisait obstacle à la vérité» (Rm 1,18). Dieu s’est donc mis à «parler par les prophètes», mais sa Révélation a paru impénétrable à plusieurs, comme la Bible demeure souvent incompréhensible aujourd’hui.

Il est donc venu dans le monde pour se faire encore plus «repérable». Mais l’Incarnation aussi avait ses limites. L’humanité du Christ a occulté sa divinité. «Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu.» (Jn 1,11) Que lui restait-il à faire, sinon que de se révéler du haut de la croix par un abaissement d’amour tel qu’il fit dire au centurion: «Vraiment, cet homme était Fils de Dieu.» (Mc 15,39) Mais la croix fit malheureusement obstacle à la connaissance de Dieu elle aussi: elle devint scandale pour les Juifs et folie pour les païens (cf. 1 Cor 1,23).

L’écran et l’écrin du cœur

Afin de dissiper toute ténèbre indue, et pour que l’humanisation du divin en Jésus aboutisse comme prévu à la divinisation de l’humain, Dieu, pour finir, nous a parlé directement, «par sentiment intérieur et immédiat»; il «a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs». (Ga 4,6)

Et c’est ainsi que, depuis deux mille ans que dure cette Pentecôte, «le Dieu qui a dit: La lumière brillera dans les ténèbres, [brille lui-même] dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ». (2 Cor 4,6) Reste cependant un dernier voile.

Car Dieu, mussé dans les recès les plus secrets de nos cœurs, est invisible aux yeux des incroyants. Mais c’est encore pour se rendre disponible à ceux qui le cherchent, sans s’imposer. Et c’est aussi pour que de nos faiblesses sorte sa force; de nos blessures, sa guérison; de nos croix, la foi du monde.

Le fond et la forme de la foi

Pour éviter de verser dans le mysticisme et pour barrer le chemin à toute interprétation illuministe, il faut redire du même souffle l’importance de ce que Vladimir Lossky appelait «les déterminations extérieures», à savoir l’Église et le corps de doctrine dont elle a la garde. 

Du fait qu’elle est le lieu de l’Incarnation continuée dans le Corps mystique, l’Église donne forme et offre un cadre à la divinisation de l’humanité. Elle permet d’en authentifier la réalité, à l’instar des Écritures qui servent de pierre de touche à l’inspiration reçue au quotidien.

C’est donc l’Église (« pilier et soutien de la vérité » [1Tm 3,15) et le dépôt de la foi enchâssé dans la tradition, qui conservent à la foi sa cohérence, malgré tous les bouleversements et tiraillements de l’Histoire humaine. Fond spirituel et forme institutionnelle vont donc de pair.   

Laissons-nous sur ces mots de Vladimir Lossky, qui résument bien l’enjeu:

«[La] tradition n’est pas seulement l’ensemble des dogmes, des institutions sacrées et des rites gardés par l’Église, mais, avant tout, elle est ce qui s’exprime dans ces déterminations extérieures, une tradition vivante, la révélation incessante du Saint-Esprit dans l’Église, vie à laquelle chacun de ses membres peut participer selon sa mesure. Être dans la tradition c’est avoir sa part à l’expérience des mystères révélés à l’Église. La tradition doctrinale – jalons fixés par l’Église sur la voie de la connaissance de Dieu, et la tradition mystique – l’expérience acquise des mystères de la foi, ne peuvent être séparées ou opposées: on ne comprend pas les dogmes en dehors de l’expérience, on n’a pas la plénitude de l’expérience en dehors du vrai enseignement.»  – Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient (1944).

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.