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Illustration: Asa Rodger/Unsplash

Devrait-on se sacrifier pour la planète?

Plusieurs répètent aujourd’hui: «il faut faire des sacrifices pour la planète», sans toujours s’entendre sur la teneur de ces éventuels sacrifices. De recycler davantage à limiter le nombre de naissances, disons que le spectre des suggestions est large. Que comporte vraiment une telle injonction, et que peut-on en tirer?

C’est un précepte général en philosophie selon lequel, avant de se pencher sur les questions particulières, il faut remonter aux plus universelles. Avant même de déterminer dans le concret quelle action l’homme doit accomplir pour la planète, il importe de délimiter son rapport général aux autres créatures matérielles, selon le but même que Dieu leur a assigné. Pour ce faire, je vous propose un petit excursus à travers la pensée d’un philosophe et docteur de l’Église: saint Thomas d’Aquin.

Vous n’avez jamais pensé évoquer Thomas d’Aquin pour mieux comprendre l’écologie? Certes, il n’a jamais abordé les changements climatiques ou la disparition des espèces sur la planète, lui qui ne connaissait aucun de ces phénomènes. Mais il a considéré deux questions fondamentales que doit se poser tout chrétien soucieux de la planète: 1) comment Dieu aime-t-il les créatures matérielles non humaines? et 2) pourquoi existent-elles?

Évaluer la responsabilité de l’homme à l’égard des autres créatures matérielles demande de répondre à ces deux questions plus générales. Car si Dieu commande d’aimer notre prochain comme lui le fait, de même faut-il aimer la création en imitant le plus possible l’amour qu’il lui voue. Et cet amour dépend évidemment des raisons pour lesquelles il a voulu le monde matériel.

Deux façons d’aimer: convoitise et amitié

Comment Dieu aime-t-il la planète et, surtout, les créatures matérielles, autres que l’homme, qui l’habitent? Revenons d’abord à la définition de l’amour que pose saint Thomas: vouloir du bien à quelqu’un, à soi-même ou à un autre. L’amour tend ainsi à deux termes: le bien que l’on souhaite à la personne et la personne elle-même1. Cette division fait distinguer deux types d’amour: la convoitise et l’amitié.

L’amour de convoitise concerne le bien qu’on souhaite à soi-même ou à un autre. J’aime cette maison où je vis, mais pas pour elle-même. Je l’aime pour moi, mon mari et mes enfants. Le soin que je lui porte ne suppose qu’un objectif: son usage. Si elle cesse de servir mon bien, je m’en départis, sans hésitation.

L’amitié ne suit pas cette logique utilitaire. J’aime mon mari et mes enfants en eux-mêmes, sans user d’eux pour mon propre bien. Ils ne sont pas de simples instruments.

Comment Dieu aime-t-il les créatures matérielles?

Cette distinction faite, Dieu aime-t-il d’amitié ou de convoitise les êtres matériels?

Impossible de les aimer comme des amis. L’amitié suppose connaissance et réciprocité. Plus profondément encore, on ne peut pas réellement vouloir du bien aux créatures matérielles, comme le commande l’amour d’amitié, puisqu’elles ne possèdent pas pleinement leur propre bien. Posséder son bien suppose en effet de le connaitre et d’en user librement, ce dont se trouvent incapables une roche et même un chien. Le bien, écrit Thomas d’Aquin, concerne à strictement parler seulement ceux pourvus d’une intelligence et d’une volonté, conscients de leur vie et de ce qu’ils possèdent2.

Saint Thomas en conclut-il que Dieu aime les créatures matérielles d’un amour de concupiscence? Oui, avec quelques nuances toutefois, car Dieu n’a pas besoin des créatures matérielles. Il les crée en vue de sa bonté et de sa gloire, non comme des moyens dont il aurait besoin. Les vouloir pour sa gloire et non pour leur usage, c’est donc les désirer dans une certaine gratuité.

Dans cette perspective, les créatures matérielles se comparent à des œuvres d’art, dont la contemplation même fait connaitre leur auteur. De fait, Dieu a introduit la diversité dans sa création, écrit Thomas d’Aquin, pour refléter au mieux sa perfection, impossible à contenir dans une seule créature3.

Ces remarques ne contredisent cependant pas le fait de la dimension instrumentale dans les êtres matériels. Dieu aime le monde matériel en ce qu’il sert l’homme, seule créature matérielle qu’il aime d’amitié.

Cette dimension instrumentale explique que les êtres matériels non humains ne demeurent pas éternellement. On souhaite pour son ami d’exister toujours, mais l’instrument seulement dans la mesure où l’on en a besoin. Cette distinction oblige Thomas d’Aquin à conclure que Dieu aime les créatures matérielles d’un amour davantage de concupiscence que d’amitié.

Quatre finalités à l’être matériel

Je vous ai perdus? La créature matérielle existe pour Dieu, mais aussi pour l’homme? Elle est un instrument, mais pas que? Comment ordonner ces considérations, en apparence contradictoires?

C’est que l’être matériel possède quatre finalités, remarque Thomas d’Aquin, comportant une certaine hiérarchie. Notre saint docteur compare avec l’exemple de l’œil. Il possède une finalité en lui-même: voir. Mais il existe également pour servir les parties supérieures du corps, par exemple le cerveau, qui constitue l’organe le plus nécessaire à la pensée.

L’œil encore doit servir le bien global de l’individu, qui importe davantage que le bien de chaque partie. Et à tout cela, on doit ajouter que l’œil existe d’une certaine façon pour Dieu, comme l’individu lui-même dont il fait partie.

Cette réflexion vaut pour toute créature matérielle non humaine, en tant qu’elle constitue une partie de l’univers matériel. Chacune d’elle existe en vue 1) de son opération propre, 2) de la partie supérieure de l’univers matériel, à savoir l’homme, 3) de l’univers matériel dans sa globalité et 4) de Dieu4. Autrement dit, un chien par exemple existe 1) pour vivre sa vie de chien et se reproduire, 2) pour servir l’homme, 3) pour contribuer au bien de la totalité du monde matériel et finalement 4) pour manifester la gloire de Dieu.

La création matérielle trouve réellement son apogée en l’homme,
lui qui entretient avec Dieu une relation d’amitié.

Ces finalités ne s’excluent pas, ajoute saint Thomas, au contraire: «Dieu veut la totalité des créatures pour elle-même, bien qu’il la veuille aussi pour lui; car ces points de vue ne s’opposent pas. Car Dieu veut que les créatures de la planète existent pour sa bonté, pour qu’elles l’imitent à leur manière et le représentent; ce qu’elles font dans la mesure où elles ont l’être par sa bonté, et qu’elles subsistent dans leur nature5.» C’est du fait même de posséder une finalité propre que l’être matériel atteint sa finalité ultime: représenter Dieu.

Encore, le fait de servir d’instrument pour l’homme n’exclut pas une valeur en elle-même aux créatures matérielles. Car ces créatures ne sont pas que des instruments, comme l’est au contraire un lecteur DVD dont on se départit dès que son usage ne convient plus. Il en va un peu comme d’une belle maison, que l’on apprécie pour son utilité, mais aussi pour sa beauté, qui lui confère une certaine valeur en elle-même.

La responsabilité de l’homme

Ordonner ces finalités permet de tracer la responsabilité de l’homme envers les autres êtres matériels sur la planète. Que doit-il sacrifier pour eux? Rien qui empêcherait son existence et son opération, qui se résume ultimement à connaitre et à aimer Dieu. Tout précepte écologique empêchant la vie humaine, en restreignant les naissances par exemple, ou nuisant à l’éducation, en limitant de manière absurde l’impression de livres par exemple, contredit la volonté de Dieu pour sa création matérielle. Un tel militantisme place injustement les créatures matérielles au-dessus de l’homme.

Le biocentrisme que réclament plusieurs écologistes n’a aucun sens quand il nie la primauté de l’homme sur les autres êtres naturels. La création matérielle trouve réellement son apogée en l’homme, lui qui entretient avec Dieu une relation d’amitié.

Cela dit, la vision chrétienne ne promeut pas non plus un anthropocentrisme despotique. Limiter nos biens matériels ne contredit pas la vie humaine ni son aspiration à la contemplation. Au contraire! L’humain s’accomplit souvent davantage en sacrifiant certains divertissements ou luxes inutiles.

Le chrétien doit user de la nature et la contempler en reconnaissant qu’il n’en est pas le maitre absolu. Il n’en fait pas tout ce qu’il veut et en un certain sens s’y soumet, étant lui-même un être naturel, déterminé à un but établi par un autre que lui. La nature appartient premièrement à Dieu, et l’écologie chrétienne ne constitue ni un biocentrisme, ni un anthropocentrisme, mais réellement un théocentrisme, c’est-à-dire la conscience que Dieu constitue le bien ultime, auquel tout tend, en particulier l’homme.

Références

[1] Somme théologique, Ia IIae, q. 26, a. 4.
[2] Somme théologique, IIa IIae, q. 25, a. 3.
[3] Somme théologique, I, q. 47, a. 1.
[4] Somme théologique, q. 65, a. 2.
[5] De la puissance, q. 5, a. 4.

Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.