Lorsque Lili Boisvert est passée à Québec pour mousser les ventes de son Principe du cumshot, j’ai pensé – fouillez-moi pourquoi ! – que ça serait marrant de rencontrer la fille de Sexplora pour jaser de sexe avec elle. Je n’avais pas (complètement) tort.
Lili Boisvert est partout. Très active sur les médias sociaux, on la voit aussi dans Les brutes avec son amie Judith Lussier et à Explora.
Mais ce n’est pas tout.
Croyez-le ou non, cette jeune animatrice et chroniqueuse a aussi écrit un essai « frondeur, curieux » et « documenté » dans lequel « elle esquisse rien de moins que les contours de ce que pourrait être la vraie libération sexuelle ».
Il n’en fallait pas plus pour que naisse en moi l’irrépressible désir de rencontrer l’égérie de ce qui m’a tout l’air d’un nouveau sexually correct qui s’ignore.
On avait donc rendez-vous après la causerie qu’elle donnait dans une charmante librairie, rue Saint-Jean. En sortant, on a filé vers la poutinerie la plus proche.
Alors que je me contentais pleinement d’un format « bébé », elle prenait un extra saucisses sur sa « mini ». Remerciez-moi tout de suite de vous épargner les analyses freudiennes de nos subconscients au moment de la commande.
Mais pour être honnête, je dois admettre qu’en plus de notre amour partagé pour la frite imbibée de sauce, je nous ai trouvé d’insoupçonnés points en commun.
Lili, demisexuelle ?
D’entrée de jeu, je lui avoue que, bien plus que son bouquin, c’est son coup de gueule « Pourquoi je ne baise plus », publié sur le site web d’Urbania, qui m’a motivé à demander cette entrevue.
Dans ce plaidoyer pour le droit-de-ne-pas-fourrer-légèrement, elle exprime son ras-le-bol (le sien ? celui d’une génération ?) devant ce que Jean-Claude Guillebaud nommait prophétiquement « l’injonction à la jouissance ».
Lili Boisvert, aussi open puisse-t-elle paraitre à la TiVi, serait donc ce que certains s’empresseraient d’étiqueter sous le vocable de « demisexuelle », ces étranges créatures qui ne s’accouplent que lorsque les frottements intercorporels sont accompagnés d’un échange émotivo-affectif ?
L’étiquette semble l’agacer. Et pourtant.
Les produits et le marché
Parlant de label, je saisis l’occasion de lui demander si cette manie qu’a notre époque d’étiqueter à tout prix nos comportements sexuels en les fixant dans des « identités » (homo, hétéro, bi, etc.) ne revenait pas à nous auto-qualifier pour l’un ou l’autre des marchés sexuels dans lesquels on doit constamment se mettre en valeur.
« Ça se peut. Je pense que les étiquettes peuvent être à la fois une béquille et être libératrices… et être contraignantes. Tout dépendant de comment tu l’utilises. C’est pour ça que je pense qu’il y a plein de gens qui inventent de nouveaux termes, de nouvelles étiquettes qui émergent.
« L’identité, justement, c’est hyperfluide. Si quelqu’un veut inventer un mot qui n’existe pas encore pour qualifier sa réalité personnelle, why not ! »
Passons ici sur la légère entorse au concept d’identité qui ne renvoie – étymologiquement, du moins – pas tant aux particularismes et aux désirs passagers d’un individu qu’aux éléments de ressemblance qu’il partage avec une communauté.
Je m’attarderai néanmoins sur la question du marché.
Comment s’assurer que toute cette émancipation sexuelle ne nous ait pas faits esclaves de nouveaux dieux ?
L’anthropologue Rose Dufour me confiait récemment, dans une longue entrevue, que le patriarcat et le néolibéralisme avaient récupéré avec brio et à leur plus grand profit les parcelles de liberté arrachées par les luttes des années soixante et soixante-dix.
Alors, comment s’assurer que toute cette émancipation sexuelle ne nous ait pas faits esclaves de nouveaux dieux ?
« Grosse question ! J’aurais voulu en parler plus dans le livre. Hugh Hefner [NDLR : fondateur de Playboy, décédé en septembre 2017] a bien incarné comment la révolution sexuelle a été récupérée par le capitalisme. Des hommes qui en avaient les moyens se sont servis de la révolution sexuelle pour « objectifier » [NDLR : réifier] les femmes et en tirer profit. De telle sorte que le capitalisme a, en quelque part, pérennisé les inégalités entre les sexes. »
Steaks et patates
Devenir sujets. Tout passe par là.
Et ça tombe plutôt bien parce que c’est précisément sur ce point que saint Jean-Paul II* et Lili Boisvert se rencontrent. Croyez-le ou non, on retrouve autant cette idée dans la théologie du corps que dans le Principe du cumshot.
À quelques nuances près…
Moi : Tu écris (à la page 133) que l’agresseur se fout de l’humanité de sa victime. Qu’est-ce que cette humanité ? Qu’est-ce qui fait qu’une personne mérite le respect ? Je n’ai pas de considération pour le steak que je mange. De la même manière qu’on se sert parfois de l’autre pour répondre à nos « besoins », je n’ai aucune considération pour la patate que je viens de manger dans cette poutine. Qu’est-ce qui distingue la victime d’une patate ?
Lili : Ta question est un peu weird posée comme ça.
Moi : Comme catholique, je crois que [contrairement à la patate] la personne a une dimension immatérielle.
Lili : Toi, tu considères que la femme a une âme !?
Moi : Et c’est cette âme-là qui lui confère sa dignité. Je sentais un matérialisme dans ton livre. Et je me demandais comment on peut considérer la dignité de l’autre si nous ne sommes que matière.
Lili : C’est que, en fait… C’est vrai que je suis très matérialiste dans le livre. C’est parce que je pense qu’on vit dans une société matérialiste – au niveau des explications qu’on veut donner, de la manière dont on rationalise le monde. Mais c’est que ça s’explique aussi de manière matérialiste. C’est pour ça que je ne suis pas beaucoup dans la… spiritualité. Parce que, justement, je présume que je m’adresse à des gens qui sont dans le même mood que moi.
Je vois.
Mais, pour devenir sujets, l’idée de « réinventer des nouveaux scripts sexuels » ne revient-elle pas à fantasmer un être auto-engendré?
Et « développer des modèles d’affaire [alternatifs] » dans l’industrie porno, n’est-ce pas plutôt adopter les codes du capitalisme sauvage à visage humain?
Enfin, la suggestion de « faire un effort d’imagination » ne se confond-elle pas en promotion d’un pharisaïsme au style BDSM?
Certification éthique garantie par le consentement mutuel, bien entendu.
Les conséquences du sexe
Il convient ici de rappeler la thèse centrale du Principe du cumshot: une formidable structure de contraintes sociales limite l’expression des désirs féminins.
Ce qui est loin d’être complètement faux.
Au banc des accusés : notre « passé judéo-chrétien » (que l’auteure semble confondre avec le jansénisme, une dérive du catholicisme méprisant le corps et donc rejetée de facto par la religion de l’Incarnation).
De toute évidence, voilà une vulgarisatrice en histoire du sexe n’a pas lu la Vulgate, dans laquelle on peut lire – entre autres – le torride Cantique des cantiques…
Du coup, je me demande aussi ce que Lili Boisvert a bien pu lire pour affirmer que le sexe est désormais « une activité sans conséquence » (page 169).
En fin d’entrevue, elle précise sa pensée et me rassure un brin :
« Si tu vas voir quelqu’un, tu n’es pas dans une démarche individualiste. Tu veux un rapport humain. Tu veux un contact avec l’autre. Tu veux quelqu’un où la relation sexuelle va, de manière inhérente, avoir un risque : un risque que tu t’attaches ; que l’autre s’attache ; un risque qu’un enfant naisse, un risque que ça se passe mal ou bien. Tu veux te confronter à une situation où il y a une altérité. Une relation sexuelle est toujours, fondamentalement, un acte social. »
Même si on aime parfois croire que c’est juste de la peau ?
« Ouin. Moi j’y crois pas du tout. »
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Note:
* « Du point de vue de l’amour de la personne et de l’altruisme, il faut exiger que dans l’acte sexuel l’homme ne soit pas seul à atteindre le point culminant de l’excitation sexuelle, que celui-ci se produise avec la participation de la femme et non à ses dépens.», Amour et responsabilité, page 250.