Le frère Gerard Francisco P. Timoner III est le Maitre de l’Ordre des Prêcheurs et le 87e successeur de saint Dominique. Professeur émérite de théologie de l’Université Santo Tomas de Manille et membre de la commission théologique internationale, il est aujourd’hui appelé à parcourir le monde pour accompagner les frères, moniales et laïcs dominicains dans leur vie et mission. De passage au Canada l’automne dernier, Le Verbe l’a rencontré pour discuter actualité et prédication de l’évangile.
Le Verbe: D’où vient votre vocation à la vie religieuse dominicaine ? Et parce que tout le monde se pose la question : pourquoi y a-t-il un chiffre dans votre nom ?
Mon grand-père se nommait Francisco Timoner et mon père Francisco Timoner junior. Alors moi, puisque je porte aussi le nom de Francisco, mes parents ont ajouté le chiffre III pour me distinguer de mon père et de mon grand-père. C’était une coutume de nommer ainsi les enfants dans les années 1960-1970 aux Philippines.
Je suis né en 1968 à Daet, au sud de Manille, dans une famille catholique. J’ai grandi dans la maison ancestrale de ma famille avec les sœurs de ma grand-mère qui allaient tous les jours à la messe. Je me souviens qu’elles priaient le chapelet en espagnol et que nous répondions en anglais. C’était donc un rosaire bilingue !
Après l’école primaire, j’ai désiré entrer au petit séminaire, mais des amis de mon père se sont opposés à cette idée. Je suis donc plutôt allé à une école dirigée par des sœurs augustiniennes. Vers la fin du secondaire, j’ai voulu entrer chez les jésuites, mais ma famille s’est une fois de plus opposée à ce projet parce qu’elle craignait que la Compagnie de Jésus m’envoie en mission à l’étranger. J’ai donc choisi d’aller plutôt au Séminaire diocésain et d’étudier à l’Université Santo Tomas de Manille.
À l’époque, toutefois, mon père n’était pas en bons termes avec l’évêque de Manille. Nous n’avons donc pas voulu lui demander une lettre de recommandation pour l’université. Nous avons plutôt demandé une lettre à l’évêque de Naga, d’où venait ma mère, Mgr Léonardo Legaspi, O.P. (Ordre des Prêcheurs). Mais son secrétaire croyait que je demandais une lettre pour entrer chez les Dominicains.
Nous avons donc reçu une recommandation adressée au Provincial (supérieur) du couvent dominicain de Santo Domingo. Mon père m’a conduit à ce couvent en pensant que c’était une étape préalable pour entrer à l’Université Santo Tomas, mais je suis finalement entré dans l’Ordre plutôt qu’à l’université. Ironiquement, une vingtaine d’années plus tard, je suis devenu recteur du séminaire de l’Université Saint Thomas où je n’avais pas réussi à entrer !
Donc, quand on me demande mon histoire vocationnelle, je réponds qu’elle est due à une erreur typographique (rires). On pourrait croire que ce n’est qu’une coïncidence, mais quand je relis mon histoire avec les yeux de la foi, je vois plutôt la main de Dieu déjà à l’œuvre. Pour moi, une vocation est un espace de rencontre avec Dieu qui nous appelle à travers des moyens ordinaires.
Et le 13 juillet 2019, vous êtes devenu Maitre de l’Ordre des Prêcheurs !
Pourquoi et comment prêcher l’évangile à des personnes qui y sont indifférentes ou hostiles sans tomber dans le prosélytisme ?
Quand on rencontre quelque chose de beau, il est normal de vouloir le partager avec ceux qu’on aime ! Si vous découvrez le meilleur restaurant en ville, votre première réaction est d’y inviter vos amis. Cela devrait aussi être notre première motivation à prêcher l’évangile. Les premiers disciples l’ont expérimenté ainsi : « Nous avons trouvé le Messie. Venez et voyez ! », ont-ils dit à leurs amis.
On ne prêche pas comme si on travaillait pour une compagnie et que l’on visait sa croissance. Il y a des vendeurs qui ne croient pas vraiment en ce qu’ils vendent, mais ils sont tout de même très bons à le vendre, parce que c’est leur travail.
Selon le défunt pape Benoît XVI, prêcher est un acte de charité qui consiste à partager ce qui est vraiment précieux pour nous. Il n’y a aucune violence ou manipulation quand la prédication consiste à partager gratuitement ce que l’on aime. On ne peut pas être certain que les autres vont aimer les mêmes choses que nous, mais nous devons au moins essayer de les leur partager.
La prédication est-elle pour tous ou seulement pour des spécialistes ?
L’Ordre est un membre du Corps du Christ qui manifeste à tous que prêcher est primordial. De même qu’une communauté qui prend soin des malades ne dispense pas les chrétiens de soigner les malades, de même les Dominicains existent pour rappeler à tous les baptisés que proclamer la Parole de Dieu est nécessaire. La prédication est essentielle au charisme de l’Église. C’est un commandement de Jésus :
« Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création. » (Mc 16,15)
Nous ne sommes pas un ordre d’homélistes, mais de prêcheurs ! Dans sa lettre Prædicator Gratiae pour le 800e anniversaire de fondation de l’Ordre, le pape François nomme des saints qui prêchent de différentes manières. Albert le Grand et Thomas d’Aquin prêchaient par l’enseignement académique, mais il y a aussi ceux qui prêchent par leurs œuvres de charité : Rose de Lima, Jean Macias ou encore Marguerite de Metola.
Si vous communiquez le message de Dieu, alors vous prêchez !
N’oublions pas aussi ceux qui prêchent à travers l’art comme le bienheureux Angelico, ou encore par leur travail quotidien comme le laïc dominicain Giorgio La Pira qui fut maire de Florence. Si vous communiquez le message de Dieu, alors vous prêchez !
Y a-t-il un aspect de la vie ou du charisme de votre fondateur saint Dominique qui vous touche davantage ?
Saint Dominique n’est pas aussi bien connu que d’autres saints dominicains comme Catherine de Sienne, Martin de Pores ou Vincent Ferrier. Dominique est comme en arrière-plan de ses fils et filles.
Curieusement, nous n’avons pratiquement pas d’écrits rapportant les prédications du fondateur de l’Ordre des Prêcheurs. Pourquoi ? Car sa principale prédication est l’Ordre qu’il a fondé et qui continue jusqu’à ce jour à prêcher. Dominique a eu le génie de lui donner un mode de gouvernement et une spiritualité qui persistent encore 800 ans plus tard.
En un temps de divisions, Dominique nous donne une forme de gouvernement qui préfère le dialogue avec son système de chapitres, que le pape François reconnait comme une forme de structure synodale. En un temps d’indifférence à la souffrance des autres, Dominique nous invite à prêcher la miséricorde de la vérité. Lors d’une famine, il avait lui-même prêché en vendant ses livres pour nourrir les pauvres.
Nous sommes en un temps de « post-vérité » (théories conspirationnistes, fake news, relativisme, etc.). Son message de vérité est donc encore plus important. La vérité ne se réduit pas juste à des perceptions ou à des croyances subjectives.
Vous parlez de vérité et la devise de l’Ordre est Veritas, en latin. Que répondriez-vous à la célèbre question de Ponce Pilate : « Qu’est-ce que la vérité » ?
C’est une très bonne question. Quand Pilate a posé cette question, il ne réalisait pas qu’il était en face de celui qui avait dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. »
Pour les chrétiens, la vérité n’est pas seulement une vérité mathématique comme 1+1 = 2. Personne ne devient un martyr à cause d’une équation. Cette vérité que nous prêchons est la vérité qui donne la vie, qui nous montre le chemin. Quel chemin ? Quand tout semble sans espoir, Jésus est la vérité qui nous montre le chemin de la vie en abondance. Nous ne sommes pas seuls et abandonnés, car Jésus nous révèle que Dieu est l’Emmanuel, c’est-à-dire que Dieu est avec nous.
Le pape Benoît XVI, dans sa lettre encyclique Spe salvi (Sauvés dans l’espérance), dit que les gens aujourd’hui se sentent souvent isolés (isolatio). Mais il ajoute que lorsque quelqu’un vient nous visiter, l’isolation devient consolation (consolatio). L’Emmanuel, Dieu-avec-nous, est donc la source ultime de consolation. L’espérance n’est pas un coup de chance, comme devenir plus prospère. L’espérance est la réalisation que, même au cœur de la souffrance et de la mort, nous ne sommes pas seuls, parce que Dieu s’est révélé comme l’Emmanuel. Et c’est cela, la vérité qui nous est révélée et que nous prêchons.
La personne de Jésus, qui est cette vérité, Dieu-avec-nous, est aussi l’image de l’humanité restaurée et entière. Pour connaitre la divinité, les chrétiens regardent Jésus, car Jésus révèle Dieu le Père et l’Esprit. Mais pour connaitre l’humanité, nous regardons aussi Jésus et nous découvrons une humanité compatissante. Une humanité que cherchent ceux qui sont perdus et qui n’est pas indifférente aux souffrances des autres. C’est cela aussi, la vérité que Pilate demandait, mais qu’il ne pouvait pas voir.
Comment pouvons-nous donner le gout de la vérité à ceux qui sont enlisés dans le scepticisme ou le cynisme de notre temps ?
Ultimement, je crois que nous sommes faits pour ce qui est vrai. Mais en même temps, nous avons tous cette expérience que ce que nous savons n’est pas la totalité de la vérité. Lorsque je rencontre quelqu’un qui pense différemment de moi, c’est souvent le signe que mes connaissances sont imparfaites ou incomplètes.
Le problème de notre temps réside en un certain orgueil à croire que ce que je sais représente la totalité de la réalité, et que tous ceux qui ne pensent pas comme moi sont dans l’erreur. Nous n’avons pas assez le sens de l’autocritique. Si nous partons de l’humilité de la vérité, alors nous allons chercher à connaitre davantage en dialoguant avec les autres. C’est seulement dans le dialogue que l’on peut voir que la vérité est plus grande que nous-mêmes.
«C’est seulement dans le dialogue que l’on peut voir que la vérité est plus grande que nous-mêmes.»
J’aime beaucoup un épisode de la vie de saint Dominique où il dialogue avec un aubergiste. De passage dans une auberge de Toulouse en 1203, Dominique discuta toute la nuit avec son hôte cathare qui critiquait le clergé. À l’aube, l’aubergiste était revenu à la foi catholique. Nous ne savons pas ce qui lui est arrivé par la suite, mais nous savons que cette rencontre a inspiré notre saint à fonder son Ordre pour la prédication. C’est son dialogue avec une personne aux périphéries qui l’a transformé !
N’oublions pas que l’absence totale de croyance n’existe pas. Tout le monde croit en quelque chose. Il y a ceux qui croient en Dieu, ceux qui croient au destin et ceux qui croient en eux-mêmes. Même les esprits les plus scientifiques croient en des théories qu’ils ne peuvent pas observer et prouver. L’être humain est en un sens un métaphysicien naturel. Il croit toujours en quelque chose qui dépasse ses sens.
Quel est votre secret pour sourire autant et ne pas désespérer malgré toutes les adversités que traversent notre monde et l’Église ?
Je ne suis pas un optimiste. Je suis dans l’espérance, et ce, même dans la mort. Comme dominicains, nous invoquons saint Dominique en disant « O spem miram » (Ô merveilleux espoir). C’est le chant que ses frères ont entonné alors qu’il était en train de mourir, mais avec l’espérance qu’il continuerait à les aider de ses prières au ciel.
L’espérance n’est pas seulement dans les évènements joyeux. L’espérance est la présence de Dieu en nous dans les mystères glorieux comme douloureux de notre vie. Nous ne sommes pas seuls ! Notre monde désespère parce qu’il croit être seul. La conséquence de l’individualisme est la solitude et le désespoir.
Votre fonction de Maitre de l’Ordre des Prêcheurs vous conduit à visiter des frères, sœurs et laïcs dominicains à travers le monde. Quelles sont les plus laides et les plus belles choses que vous avez vues en parcourant notre monde ?
Rien de laid ne me vient à l’esprit. Hier, dans l’église Saint-Dominique de Québec, j’ai entendu des cris de petits enfants durant la messe et cela m’a rempli de joie, car c’est un signe que l’Église a de l’avenir. Comme m’a dit un frère un jour : « Si votre Église ne pleure pas, c’est qu’elle se meurt ! » J’ai vu aussi à Montréal le « Foyer du monde », une œuvre de la famille dominicaine où des laïcs dominicains viennent en aide à des réfugiés, accompagnant même une jeune femme iranienne vers le baptême.
Nous avons aussi des frères et des sœurs en Ukraine qui racontent voir, au milieu de la guerre, des gens qui s’entraident comme des membres d’une même famille, alors qu’ils étaient avant des étrangers les uns pour les autres. Paradoxalement, ils voient de la beauté dans la laideur de la guerre. D’autres frères et sœurs vivent au Myanmar avec des gens dans la forêt qui sont poursuivis par des militaires, et d’autres encore travaillent avec les peuples autochtones en Amazonie. Quand vous les voyez agir ainsi au nom de leur foi, c’est tellement inspirant.
Avez-vous un rêve pour l’Ordre ?
Un ami jésuite à Rome m’a posé la même question à l’occasion du 800e anniversaire de l’Ordre et je lui ai répondu : « Je rêve que les dominicains à travers le monde fassent ce que saint Ignace de Loyola a fait. » Il m’a regardé d’un air perplexe et je lui ai expliqué : « Il y a 500 ans, Ignace a lu la vie de saint Dominique et de saint François et il s’est converti. J’espère que nous relirons la vie de saint Dominique et que nous en serons convertis de nouveau. Voilà mon rêve ! »