Gaza
Illustration: Émilie Dubern/Le Verbe

Les chrétiens oubliés de Gaza

Depuis l’éclatement de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre 2023, près de 28 800 Palestiniens à Gaza sont morts, plus de 68 000 sont blessés et 2,3 millions peinent à survivre, selon l’Association catholique d’aide à l’Orient (CNEWA). Fondé en 1926 par le pape Pie XI, cet organisme vient en aide aux églises fragilisées dans cette région du monde et apporte tant bien que mal une aide d’urgence à la population depuis le début du conflit. Le Verbe a interviewé le directeur régional du bureau de Jérusalem, Joseph Hazboun, selon qui la situation est sans précédent.

Le Verbe : Quel genre d’opération met en œuvre CNEWA lors d’un tel conflit et quelles sont celles qui ont été réalisées à Gaza depuis le 7 octobre 2023?

Joseph Hazboun : À chaque crise en Orient, nous mettons en place des programmes pour réhabiliter, reconstruire et proposer des activités psychosociales aux communautés chrétiennes touchées. Cela fait plus de 15 ans que nous apportons une aide d’urgence à Gaza. Le lendemain du 7 octobre, on nous a informés que la plupart des chrétiens s’étaient réfugiés dans les églises et qu’ils n’avaient pas de nourriture. La décision la plus importante que nous avons prise le 9 octobre a été d’autoriser les communautés religieuses à acheter, à nos frais, tout ce qu’elles trouvaient pour fournir de la nourriture et de l’eau à ces personnes. Grâce au siège de CNEWA, qui prend en charge toutes les dépenses, nous fournissons des repas chauds à quelque 450 familles chrétiennes et musulmanes.

Bien que vous soyez un organisme chrétien, vous aidez toute personne dans le besoin, quelle que soit sa religion?

Nous tendons la main à tout le monde, cependant nous avons commencé à nous concentrer sur les institutions chrétiennes en 2014 après qu’une étude menée par CNEWA ait dévoilé que ces dernières ne reçoivent presque pas de financement alors qu’elles assurent le tiers des services offerts au peuple palestinien. Environ 300 institutions chrétiennes investissent près de 400 millions de dollars par an pour servir environ 2,5 millions de personnes. Contrairement à ce que pensent certaines agences gouvernementales, ces établissements ne servent pas que les chrétiens, mais tout le monde. Il faut donc davantage les soutenir en les finançant, ce sur quoi se concentre CNEWA.  

Vous avez dit que les chrétiens à Gaza s’étaient réfugiés dans les églises. Pouvez-vous nous décrire à quoi ressemble leur situation?

Actuellement, 300 chrétiens se trouvent dans l’église chrétienne orthodoxe de Saint-Porphyre et 470 sont dans l’église catholique de la Sainte-Famille[JB1] . C’est difficile de dire à quoi ressemble la situation sur les lieux, puisque nous ne pouvons pas nous rendre à Gaza, les Israéliens interdisent à quiconque de pénétrer dans la zone de l’aide humanitaire [NDLR : CNEWA coordonne ses opérations à travers son réseau de leaders communautaires locaux et de partenaires sur le terrain, à Gaza]. Ce que l’on sait, c’est que les secours qui sont autorisés à entrer représentent à peine 10 % des besoins quotidiens de la population gazaouie. C’est certainement difficile pour ces gens qui sont prisonniers dans l’enceinte de l’église, ils ont peur. La nourriture manque et l’eau n’est pas potable, elle est salée, car les égouts ne sont pas traités. Beaucoup ont perdu du poids et les maladies se répandent vite.

Les médias mentionnent surtout les juifs et les musulmans dans ce conflit. Les chrétiens sont-ils des dommages collatéraux de cette guerre?

Il ne s’agit pas d’une guerre religieuse entre les bons juifs et les musulmans terroristes, comme beaucoup pensent, mais d’un conflit politique entre l’occupant israélien et les Palestiniens occupés. Les chrétiens font partie de la communauté palestinienne et ne sont pas épargnés du conflit : ils vivent la situation dramatique à Gaza et subissent les mêmes souffrances. Les Israéliens ne veulent voir personne d’autre que des juifs en Terre sainte et ne font pas la distinction entre les musulmans et les chrétiens qui sont autant persécutés. La violence est en hausse du fait que les partis fondamentalistes en Israël se développent, montent les échelons politiques et font maintenant partie des ministres du gouvernement.

Photos : Avec l’aimable autorisation de CNEWA-Mission pontificale

Si les chrétiens font partie de la communauté palestinienne, comment expliquer qu’ils ne soient pas mentionnés dans la couverture médiatique?

Je crois que les chrétiens sont négligés dans la couverture médiatique pour la simple raison qu’on ne sait pas qu’ils sont là. De nombreux pèlerins qui viennent visiter la Terre sainte sont surpris d’apprendre que des chrétiens vivent en Palestine. Ils ne font pas le lien entre le fait que Jésus est né à Bethléem, qu’il a mené sa mission dans toute la Palestine et la Terre sainte, et qu’il est mort et ressuscité à Jérusalem.

Les locaux ne savent pas eux-mêmes qu’il y a eu une présence chrétienne en Palestine dès le premier siècle de l’ère chrétienne! C’est tragique. Cette ignorance est attribuable à l’éducation : les programmes d’histoire dans les écoles palestiniennes commencent par l’histoire des musulmans ou par Jérusalem et la Palestine occupées, soit au septième siècle. Avant cela, c’est l’âge des ténèbres et personne ne sait ce qui s’est passé. Même certains chrétiens d’ici ne savent pas d’où ils viennent et croient que le christianisme est arrivé d’Europe. Nous ne sommes donc pas étonnés que les médias occidentaux ne soient pas au courant qu’il y a des communautés chrétiennes en Palestine. C’est très triste et c’est un problème sur lequel CNEWA travaille. Nous avons rédigé un livre sur le sujet, il y a deux ans, et travaillons actuellement sur un deuxième – sur l’histoire de l’Église et de la communauté chrétienne –  qui devrait être publié le 26 avril 2024.

Vous qui habitez à Jérusalem, à quoi ressemble la situation sur place?

La situation est très tendue, ici. On sent que la police et les soldats israéliens contrôlent de plus en plus Jérusalem et sont de plus en plus cruels envers les Palestiniens qui y vivent. Personnellement, ma famille et moi ne sortons pas beaucoup, ne rentrons pas tard le soir et évitons tout contact avec les Israéliens. De nombreuses activités ont été interrompues dans les écoles et toutes les activités liées au tourisme souffrent en raison de l’absence de pèlerinages. Des dizaines de milliers de travailleurs ont perdu leur emploi et sont sans revenus.   

Mais le plus dur dans cette guerre, c’est la rupture très visible entre les deux peuples. Il y a un grand manque de confiance qui fait que les Israéliens ne veulent plus voir les Palestiniens travailler dans les commerces de Jérusalem qui avaient l’habitude de les embaucher. À la place, on fait venir des travailleurs étrangers, notamment de l’Inde, ce qui n’aide pas l’économie d’Israël, puisque 90 % des revenus s’en vont à l’étranger et non dans le marché local.

De quoi les Palestiniens ont-ils le plus besoin aujourd’hui?

La première chose dont ils ont besoin, c’est la fin de la guerre et le retrait définitif des forces israéliennes à Gaza. Il faut que le processus de paix soit remis sur les rails, car les Palestiniens ne jouissent pas d’une liberté totale. Ils n’ont pas le contrôle absolu de leurs ressources naturelles, ils doivent obtenir l’autorisation des Israéliens pour quitter Gaza et ils ne peuvent pas agrandir leurs villes pour faire face à l’augmentation de la population  puisqu’Israël contrôle près de 60 % de la Cisjordanie et de la Palestine. Comment pouvez-vous maintenir 2,2 millions de personnes assiégées pendant 20 ans sans qu’elles ne se révoltent ? Comment pouvez-vous mettre fin à la guerre et négocier si les Palestiniens ne sont pas reconnus comme des êtres humains qui ont des libertés et le droit de vivre dans la dignité ? Une fois que cela sera fait, nous aurons besoin d’aide pour reconstruire Gaza et la Cisjordanie.

Quel est votre état d’esprit actuellement? Y a-t-il une lueur d’espoir d’un cessez-le-feu?

Par nature, je suis une personne pleine d’espoir, mais c’est la première fois qu’il est aussi difficile de se projeter après la guerre. Le niveau de destruction est inimaginable. Nous pensions que la guerre des 51 jours en 2014 avait été très difficile pour Gaza, mais celle-ci est de loin la pire. Nos priorités, à la fin du conflit, dépendront de beaucoup de « si » : si un accord sera trouvé et, si oui, s’il sera favorable à la Palestine ou à Israël. S’il est favorable à Israël, nous pourrons surement obtenir les fonds et les matériaux nécessaires pour reconstruire. À l’inverse, Israël bloquera probablement l’entrée des matériaux de construction. Ce qui est certain, c’est que nous commencerons par offrir des médicaments, des traitements médicaux et du soutien psychosocial à la population.

Un peu plus d’informations

– Depuis le 11 octobre 2023, la bande de Gaza est plongée dans une panne d’électricité. Les autorités israéliennes ont coupé l’approvisionnement en électricité et les réserves de carburant de la centrale électrique de Gaza ont été épuisées.
– La population de Gaza est confrontée au risque de famine le plus important jamais enregistré au niveau mondial, selon le rapport de la classification intégrée des phases de la sécurité alimentaire (IPC).
– Seuls 17 % des 284 puits d’eau souterraine fonctionnent à des heures limitées.
– 22 des 36 hôpitaux à Gaza ne fonctionnent plus.
– L’aide apportée par CNEWA permet à des centaines de personnes d’avoir des repas chauds, des médicaments, des kits d’hygiène, des couches, du carburant, du gaz de cuisine, de l’eau et des produits de nettoyage.

Frédérique Bérubé

Diplômée au baccalauréat en communication publique et à la maîtrise en journalisme international, Frédérique Bérubé écrit pour nos magazines… et nos réseaux sociaux! Ce qu’elle préfère : voyager et partager des histoires inspirantes.