conspirationnisme
Illustration: Émilie Dubern/Le Verbe

Le prophétisme, remède au conspirationnisme

Stéphane Bürgi, docteur en études du religieux contemporain, vient de signer un livre aux éditions Novalis : La dérive conspirationniste. Le Verbe l’a rencontré pour parler de ce phénomène qui remet en question, entre autres, le rôle des croyants dans la société moderne.

Le Verbe : Dans votre livre, vous parlez de la dérive conspirationniste qui a touché certains milieux catholiques. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le phénomène et son étendue?

Stéphane Bürgi : Par rapport à l’ensemble des croyants, il s’agit d’une frange minoritaire, mais néanmoins très active. Le conspirationnisme s’exprime surtout dans les milieux que je qualifie de néotraditionalistes : ceux qui sont entrés en dissidence active contre le pape François et qui sont nostalgiques d’un catholicisme antérieur au concile Vatican II. Plusieurs ont fortement réagi contre les mesures sanitaires. Dans l’introduction de mon livre, je cite l’exemple d’une lettre ouverte publiée le 7 mai 2022 et qui adopte un vocabulaire typique des milieux conspirationnistes : «Ne permettons pas que des siècles de civilisation chrétienne soient anéantis sous le prétexte d’un virus en laissant s’établir une tyrannie technologique haineuse…». Parmi les signataires, on y retrouve des prélats ayant assumé de hautes fonctions dans l’Église, par exemple Mgr Carlo Maria Vigano, ancien nonce apostolique à Washington, ou encore le cardinal Gerhard Müller, ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Ceux-ci et les autres leadeurs d’opinion qui ont diffusé des idées semblables bénéficient d’un large auditoire via des médias tels que la chaine EWTN aux États-Unis ou encore le site Lifesitenews basé au Canada et qui reçoit autour de 2,4 millions de visiteurs chaque mois.

Selon une étude québécoise que vous citez, «il existe une surreprésentation des croyants parmi les conspirationnistes». Pourquoi croyez-vous que le conspirationnisme ait rejoint particulièrement les croyants et plus exactement les chrétiens?

Le conspirationnisme est une vision du monde structurée par une méfiance à priori envers le discours dit «officiel» et les intentions des «élites». Tous les évènements de l’actualité sont interprétés à travers ce filtre. Or, certains groupes religieux ont une représentation de la société qui se rapproche du conspirationnisme. C’est le cas lorsque le monde en dehors du cercle croyant est systématiquement perçu comme immoral, décadent, matérialiste, antichrétien, etc. Ce sont des représentations qui conduisent à une mentalité de citadelle assiégée et qui disposent au conspirationnisme. Dans un contexte de crise comme nous avons connu avec la pandémie, lorsque les autorités publiques décident de suspendre les rassemblements (notamment les messes), interpréter ces mesures comme une forme de persécution et y projeter des intentions malveillantes apparait comme une posture naturelle pour ces groupes.

Les catholiques ne sont pourtant pas les seuls à avoir adhéré à ce type de discours. On voit d’ailleurs au sein du conspirationnisme une sorte d’agglomération de plusieurs groupes qui, au départ, sont plutôt disparates.

Absolument. Il existe plusieurs postures qui partagent une méfiance antisystème, et qui vont des médecines alternatives à l’extrême droite. Ces extrêmes peuvent d’ailleurs se rencontrer et partager des intérêts communs. Et il ne s’agit pas simplement d’un phénomène spontané. On voit cette stratégie chez certains politiciens : on va canaliser les colères, canaliser le ressentiment, se présenter comme un outsider qui vient faire le ménage. C’est une rhétorique qui appartient aux mouvements dits «populistes» et qui est souvent très proche du conspirationnisme. Les milieux qui soutiennent Donald Trump en sont l’exemple le plus évident.

Finalement, à ce qu’on comprend rapidement dans votre livre, la tentation du conspirationnisme parmi les croyants semble plutôt le symptôme de quelque chose de plus profond. Peut-on parler d’un inconfort, d’un malêtre du croyant dans la société moderne?

Oui, c’est un défi d’arrimer l’identité du croyant avec un idéal de citoyenneté moderne, où l’on accepte la pluralité, l’échange, le dialogue et surtout le compromis politique. Comprendre que notre rôle, comme croyant, est de contribuer au bien commun et pas nécessairement d’imposer en bloc nos convictions, tout cela est assez récent. Il ne faut pas oublier que la rencontre entre le catholicisme et la modernité ne fut pas de tout repos. La modernité, qui a émergé pourtant de la civilisation chrétienne, est aussi apparue comme quelque chose qui venait confronter et détruire la chrétienté en tant qu’ordre social. Cette confrontation, aux XVIIIe et XIXe siècles, a pris des dimensions épiques. Cela fait partie de l’héritage de l’Église. Aujourd’hui, le sentiment de nostalgie, de repli sur soi et de fermeture à la modernité ne fait que réactiver d’anciens antagonismes. Cette tentation est d’autant plus présente qu’il existe des forces politiques qui semblent vouloir en finir avec la démocratie libérale et qui, en ce sens, viennent exacerber le repli identitaire des croyants.

La radicalisation de certains groupes religieux peut être aussi le fruit d’une société qui tend à marginaliser la croyance, à faire de la religion quelque chose de pratiquement tabou?

Probablement, surtout dans des sociétés comme le Québec. On l’entend constamment et on le sent: on réduit la religion à un ancien système clérical qui a blessé par son côté dominateur. On va donc souvent interpréter le christianisme et son expression selon cette expérience passée. On vit dans une société pluraliste où chacun a droit à son identité, à sa croyance, à son ethnie, et chacun a aussi le droit de s’exprimer, de participer aux débats sociaux. Or, il arrive dans nos sociétés qu’on ne soit pas à la hauteur de cet idéal citoyen et qu’on stigmatise des discours justes sous prétexte qu’ils auraient un fond religieux.

Sommes-nous en train de perdre cet idéal démocratique de la pluralité et du dialogue? Il semble y avoir une responsabilité qui doit être partagée de part et d’autre.

En effet, tous les repères philosophiques et politiques qui permettent de vivre ensemble dans la paix et le respect de la pluralité sont aujourd’hui ébranlés. Ce ne sont évidemment pas que les croyants qui doivent les redécouvrir, c’est aussi un enjeu collectif plus large. L’inquiétude de voir disparaitre cette capacité à débattre est exprimée assez largement. Ça se voit aussi au sein de la gauche radicale. Il y a une gauche identitaire qui est armée d’énormément de croyances et qui les propose et parfois les impose comme des évidences incontestables.

Ce qui s’oppose au conspirationnisme, ce n’est pas le conformisme, c’est le prophétisme.

On est dans un contexte où les identités en général sont revendiquées de manière forte, et ce qui s’érode, c’est le dialogue, la capacité à reconnaitre la légitimité de l’autre. La question n’est pas quelle culture, quelle identité va prendre l’ascendant, mais est-ce qu’on est capables de discuter ensemble des enjeux qui nous préoccupent politiquement? Et on le sait, les extrêmes se nourrissent. Et donc, la solution est dans la redécouverte de cet horizon citoyen.

Le néotraditionalisme nourrit la nostalgie d’une époque où le christianisme était dominant dans la culture. Or, est-ce que le christianisme n’est pas plus vrai, plus proche de son identité lorsqu’il est en position minoritaire? Est-ce qu’il n’a pas davantage ce pouvoir de transformer de l’intérieur une culture?

Absolument, à condition encore une fois de ne pas interpréter ce statut minoritaire à travers le prisme d’une sorte de paranoïa du monde extérieur. Il est là, le danger. Il y a toujours la tentation de se construire une citadelle, d’être bien entre nous et de se sentir persécutés par les autres. Oui, assumer un statut minoritaire est une étape essentielle, mais il faut aussi savoir s’insérer dans la société, redécouvrir notre mission comme citoyen, à savoir qu’il y a un monde à bâtir en commun, en s’engageant dans la société, en construisant des ponts.

Le projet de bâtir des communautés, des écoles ou même à l’extrême un «village» chrétien est-il foncièrement mauvais? Où est le garde-fou en quelque sorte?

À mon sens, tout est question de regard sur le monde : quel rapport avons-nous avec ceux qui sont différents? Est-ce qu’on se transforme en ghetto idéologique où l’on ne fait que fortifier nos croyances les uns les autres pour se protéger du monde, ou est-ce qu’on accepte la confrontation? Benoit XVI disait que la raison a besoin d’être purifiée par la religion, mais que la religion a aussi besoin d’être purifiée par la raison, par le dialogue, et même le doute, sans quoi elle perd son visage humain (Caritas in veritate, §56; aussi La foi dans le monde aujourd’hui, p. 13).

Quand on cesse de voir le monde extérieur comme une menace, mais qu’on le voit plutôt comme une altérité avec qui nous sommes appelés à dialoguer et à construire un monde commun, on devient aussi capable de recevoir ses doutes et ses critiques, et de purifier des choses qui, dans notre tradition, ont peut-être besoin de l’être. Est-ce qu’on peut accueillir les remises en question, accueillir le fait que les débats sont légitimes? Quand le pape François convoque un synode et ouvre à peu près tous les sujets, ce qui est révolutionnaire, ce n’est pas tant les réponses apportées, mais simplement le fait qu’il est possible de discuter.

Quelle est la réponse du chrétien à cette méfiance du monde? Comment peut-il avoir une parole pertinente dans la société moderne?

Ce qui s’oppose au conspirationnisme, ce n’est pas le conformisme, c’est le prophétisme. Il ne s’agit donc pas de diluer son identité, de simplement suivre le courant. Jésus nous dit cependant de nous méfier des faux prophètes. Les faux prophètes sont ceux qui ont une orthodoxie un peu paresseuse, qui ne font que répéter les croyances d’antan, qui monopolisent la transcendance en croyant être les seuls et uniques dépositaires de la vérité. Le vrai prophète est celui qui est capable de discerner les signes des temps, qui ne fait pas qu’entretenir une nostalgie du passé, mais qui peut voir l’action de Dieu dans l’aujourd’hui-maintenant et qui discerne où la foi en un Dieu qui nous accompagne nous conduit aujourd’hui.

Le prophétisme aussi, c’est la parole croyante en période de crise. On peut reprocher beaucoup de choses au néotraditionalisme, mais sa quête de pertinence sociale traduit une aspiration qu’il ne faut pas mépriser. Proposer une foi qui a un sens par rapport à notre histoire attire évidemment beaucoup de croyants. Il ne faut pas hésiter donc à proposer un idéal élevé aux gens, aux jeunes notamment, qui ont la foi. On peut s’investir comme croyant avec un idéal qui est très élevé sans tomber dans la paranoïa ou le militantisme antisystème. On devient les acteurs de la construction d’un monde commun, ce qui est à la fois tout à fait compatible avec l’idéal démocratique et avec l’identité chrétienne.

Alex Deschênes

Alex Deschênes détient une maîtrise en Littérature et rédige présentement une thèse de doctorat en philosophie. Marié et père de trois enfants, vous le trouverez, quand il n’est pas au travail ou avec sa famille, dans un champ avec son télescope ou en train de visionner un film de Terrence Malick.