Jérémie McEwen
Photo: Maxime Boisvert

Jérémie McEwen, le mécréant sympathique

Ce n’est pas tous les jours qu’un essai sur la foi se retrouve dans les coups de cœur des libraires québécois… à un point tel qu’il a dû être réimprimé à peine quelques semaines après sa sortie. Jérémie McEwen, prof de philo au Collège Montmorency, se doutait bien qu’il touchait quelque chose en publiant Je ne sais pas croire (XYZ, 2023) l’été dernier. Mais il n’aurait jamais pu appréhender des échos aussi favorables. Le Verbe a parcouru la 20 d’est en ouest pour rencontrer l’auteur et creuser encore un peu avec lui la question de la foi.

Tous les clichés sont présents dans le scénario de notre rencontre. En pleine «Journée mondiale sans voiture», le catho de Québec brule un demi-réservoir d’essence en traversant d’abord le «deuxième lien», puis toute la 20 pour arriver sur un Plateau-Mont-Royal rempli de cyclistes. Le philosophe hipster arrive justement sur deux roues, avec style; j’oserais même dire avec une certaine grâce.

«La grâce ne vient peut-être pas directement de nous, écrit-il dans son dernier essai, mais il faut que la machine soit prête à l’accueillir quand elle se pointe.»

Il se pointe, l’inclassable penseur. Après un essai sur la philosophie du hip-hop et un recueil de poésie, entre autres, il se commet d’une manière particulièrement intime avec Je ne sais pas croire.

Pas vraiment athée ni tout à fait agnostique, Jérémie McEwen se dit croyant tout en rejetant dogmes et institutions. Né d’un père artiste athée et d’une mère plutôt pieuse, le fruit semble être tombé pile entre les deux arbres.

Jérémie McEwen

«C’est un livre sur la croyance, oui, mais je le vois beaucoup comme un livre sur ma mère. Je lisais saint Augustin quand j’étais plus jeune et je me reconnaissais là-dedans: sa mère, sainte Monique, qui désespérait en voyant la spiritualité de son fils.»

L’essai de Jérémie McEwen n’est pas un acte de foi, c’est un appel à décomplexer la foi, à sortir du matérialisme mur à mur.

«Il est temps qu’on en parle [de spiritualité]. Tout le monde ensemble au Québec. Allons-y dans cette zone-là, c’est correct. On a le droit d’avoir des expériences spirituelles, des fois. L’empreinte du Refus global et de la Révolution tranquille est tellement profonde chez bien des gens… D’accord, il y avait une institution qui prenait trop de place dans les années 1940. Mais est-ce qu’on peut en revenir maintenant?»

La vérité, mordicus

Il embrasse tout: «C’est bien important pour moi qu’on ne s’enferme pas dans des silos, de ne pas rester seulement avec des gens qui pensent comme nous.» Il s’ouvre à tout: «Je continue à chercher, mais ce n’est pas parce que je m’ouvre à tout que je m’identifie à tout.»

Mais son «ouverture d’esprit» n’a rien d’une fracture du crâne, comme dirait l’humoriste Pierre Desproges. Dans un chapitre sur le relativisme, le philosophe cadre ses tirs et cite le pape Benoit XVI. Cette seule référence insolite valait notre détour par la métropole. Il s’explique.

«L’idée que tout se vaut, je ne l’accepterai jamais. Comme j’ai étudié en philo, le mot vérité avec le mot la devant, je ne suis pas prêt à le sacrifier. J’y tiens. Autrement, c’est le grand règne du n’importe quoi. [Si tout se vaut,] je n’ai pas d’intérêt à te parler à toi, je n’ai pas d’intérêt à parler à personne.»

Le relativisme nous fait baigner dans une espèce d’indifférence déguisée en respect?

«Quand je demande à mes étudiants quelle est leur valeur de base, ils répondent toujours “le respect”. L’angle que j’ai fini par prendre pour en discuter avec eux, c’est une chanson de Lauryn Hill, qui est très croyante par ailleurs, où elle dit: “Respect is just a minimum.” C’est bien beau que ton homme te respecte, mais ça ne peut pas être la base d’une relation. Ce chapitre est parti d’idées comme celle-là. Prenons le thème du wokisme. Moi, j’essayais de me situer dans tout ce débat-là. Mais malgré le fait que j’ai plus travaillé de ce côté-là, le camp woke me déplaisait de plus en plus. Ils tombent dans un certain relativisme, et des fois, ça m’énerve un peu. “J’ai ma vérité, tu as ta vérité”, c’est tellement un leitmotiv du milieu woke.»

Se servir ou aimer

Si l’essayiste semi-mécréant me parle aisément de l’antirelativisme de Benoit XVI, et qu’il cite Jean-Paul II sans gêne dans ce livre-ovni, le pape François ne fait pas partie de ses références. Étonnant, quand même, quand on sait à quel point l’actuel pontife aborde sans cesse des thèmes chers à notre génération: les flux migratoires, les changements climatiques.

Pourtant, sans le savoir, Jérémie McEwen paraphrase François dans les pages où il écrit que «c’est en travaillant mon lien aux choses et aux autres que mon lien à Dieu devient plus clair». Difficile de ne pas penser au célèbre «Tout est lié» de l’encyclique Laudato si’.

«L’idée que tout se vaut, je ne l’accepterai jamais. Comme j’ai étudié en philo, le mot vérité avec le mot la devant, je ne suis pas prêt à le sacrifier. J’y tiens. Autrement, c’est le grand règne du n’importe quoi.

Pour le pape, notre rapport aux choses est détraqué par notre vide spirituel: tant qu’on n’abordera pas sérieusement la crise spirituelle de notre époque, on aura beau gesticuler avec des sommets et des conférences sur le climat, on va continuer à surconsommer comme des malades, en essayant tant bien que mal de nous remplir.

«Certainement! Je suis d’accord avec l’idée qu’un rapport spirituel au monde aide à le protéger. Si tu penses que ce que tu as devant toi est sacré, tu vas y faire attention.»

Sonorités nourrissantes

Notre rencontre arrive dans sa dernière ligne droite. Pas question pour moi de laisser filer le spécialiste du hip-hop sans lui demander ce qu’il a pensé du fameux album bleu de Kanye West (Jesus Is King, 2019), sorti quelque temps avant que le rappeur dérape.

«C’est drôle que tu me parles de ça, je l’ai justement réécouté hier! Quand il est sorti, beaucoup de monde se demandait qu’est-ce qui se passait avec Kanye! Aujourd’hui, je suis d’accord: il est rendu antisémite, etc. Mais à l’époque, je me disais qu’il y avait quelque chose de beau [dans cet album plus spirituel]. Il redevenait complètement lui-même. Son premier hit, en 2004, c’était “Jesus walks” quand même! Les envolées gospels sont nourrissantes pour l’âme. Il y a une chanson vers la fin de cet album (“Use this Gospel”) sur laquelle il invite Clipse, un duo de rappeurs vraiment gangster hardcore. Le fait que ces deux gars-là commencent à rapper à propos de l’absolu… Pour moi, c’est un chef-d’œuvre, cette pièce-là. Kanye West t’invite sur son album qui parle de Jésus, tu ne dis pas non, même si t’es un rappeur hardcore, tu y vas! (Rires!) Il faut choisir ses moments quand on écoute ça, mais pour moi, c’est un grand disque.»

D’autres artistes contemporains ont réussi à marier la spiritualité et la musique d’une aussi belle manière, selon toi?

«Il y a une pièce du jazzman Charles Mingus qui s’appelle “Wednesday Night Prayer Meeting”. C’est vraiment une espèce d’incantation, tu sens l’envoutement spirituel. C’est un jazzman. Ce n’est pas de la musique religieuse à proprement parler, mais il y a ça en lui. Je pense aussi à Buffy Sainte-Marie, une chanteuse canadienne autochtone, qui a une chanson qui s’appelle “Up Where We Belong”, une chanson sur l’élévation spirituelle à travers l’amour. J’écoute ça et j’ai les larmes aux yeux.»

*

Je suis arrivé ici en lui disant frontalement que j’avais aimé et détesté son livre. Quand il parle de mon Église comme d’une «boite pédophile crapuleuse», c’est un peu facile, pour le dire poliment; mais quand il bâille en écoutant une homélie ronronnante, je le rejoins complètement. Enfin, si l’on peut qualifier Jérémie McEwen de croyant «pas comme il faut», il y a une chose en laquelle il croit bien fermement: la haute valeur d’une rencontre authentique.

«Ça me plait. C’est pas une entrevue comme d’habitude. C’est plus chargé, spirituellement. J’aime ça.»

Nous aussi. Beaucoup.

Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.