Spécialiste de la pensée d’Aristote et de Thomas d’Aquin, le professeur Yvan Pelletier a enseigné la philosophie à l’Université Laval de Québec durant 35 ans. À la lumière de la raison, le professeur répond à nos interrogations sur le sens de la vie et le bonheur humain.
Le Verbe: Pourquoi est-ce que je vis? Ma vie a-t-elle un sens? Qu’est-ce qu’une vie réussie? Ces questions se posent à tous un jour ou l’autre, surtout quand surviennent des épreuves.
Yvan Pelletier: Il n’y a pas question plus importante! Toutes les philosophies, toutes les religions sont nées de l’effort d’y répondre. Le progrès de la science et de la technique a rendu la vie confortable, il a même répondu à des questions de détail posées par la nature et la vie, mais il a laissé sans réponse la question fondamentale: pourquoi j’existe?
On ne peut agir sans s’inspirer d’une réponse au moins vague, souvent presque inconsciente à cette question, car toute action s’accomplit forcément dans une direction déterminée.
Peut-on vivre sans idée d’où la vie conduit? N’est-ce pas, de fait, le cas de la plupart des gens?
Imaginons une enquête menée par une société de transport en commun sur les déplacements des gens en autobus. Un agent monte dans un autobus, avec son enregistreuse, et interroge les gens:
— Bonjour, monsieur! Où allez-vous? — Je vais suivre mes cours à l’université. — Alors, pourquoi cet autobus exactement? — Bien, de Limoilou à l’Université, le 800, c’est ce qu’il y a de mieux. — Merci, monsieur!… Et vous, madame, où allez-vous et d’où venez-vous? — Du carré d’Youville au centre commercial Laurier.
C’est certain et normal, chacun donnerait des réponses nettes et précises. Mais supposons une dame un peu spéciale:
— Bonjour, madame, pourriez-vous me dire ce que vous faites ici ce matin? — Vous le voyez bien, je tricote! — Oui, mais ce que je veux dire, c’est: pourquoi avez-vous pris cet autobus? — Ben, je le trouve plus confortable; j’aime bien ces nouveaux modèles. — Oui, mais où allez-vous au juste? — Eh bien moi, je suis seulement un passager; le chauffeur, c’est lui là-bas. — Bien sûr, mais ce que je veux savoir, c’est où vous, personnellement, vous allez, pas où va l’autobus. — Vous êtes drôle, vous; vous voyez pourtant que je suis dans cet autobus. Je ne peux pas aller ailleurs! — Et d’où venez-vous? — Non, mais ça va pas, dites! Ça aussi, c’est l’affaire du chauffeur!
Ça ne se peut pas, répondre ainsi, ne savoir ni où on a pris l’autobus ni où on va en descendre, et ne pas même voir d’intérêt à le savoir. À moins de trouble mental. Pourtant, un trajet d’autobus, c’est sans importance.
C’est bien plus grave de ne pas savoir et de n’avoir aucun intérêt à savoir où on a monté pour le voyage de la vie et où ce voyage va mener; de n’être intéressé qu’à ce qui se passe dans l’autobus, en laissant tout le reste à la discrétion du chauffeur. Or, tant que nous n’entreprenons pas une réflexion sur les motifs de nos actions, c’est notre situation. Avec la conséquence que tout ce que nous tricotons dans cet autobus de la vie n’a finalement aucun sens.
Alors, posons-la, cette question: pourquoi vivons-nous?
Normalement, tous répondront: «Je vis pour être heureux.» Toujours, nos actions visent ce dont nous attendons satisfaction. Toute notre vie est comme catapultée vers une plénitude que nous appelons bonheur.
Mais dans les faits, qu’est-ce que nous expérimentons? Déception, insatisfaction, frustration sans cesse renouvelée. Nous goutons continuellement la finitude, la limitation, nous ne trouvons jamais quoi que ce soit qui nous comble totalement.
Tout ce qui devrait combler – amour, amitié, travail – finit par décevoir et rien ne satisfait vraiment. Tout aboutit à la frustration, à la maladie, à la mort. Alors, on se résigne, on rapetisse l’attente, on se met à l’affut d’éventuels bons moments et on tourne en rond: on vit pour travailler, on travaille pour gagner de l’argent, on en gagne pour vivre. Et on s’efforce d’oublier que cela fait un cercle absurde, qui ne va nulle part, jusqu’à ce que ça finisse par finir. Ou bien on décroche, on se gave de cuisine, d’alcool et de sexe, en n’en tirant que profonde désillusion et amertume.
Cette frustration inévitable constitue le point d’interrogation le plus sérieux de la vie. Car la nature ne nous a pas faits pour être frustrés, mais pour vivre, pour être à fond, qu’on aime, travaille, écrive, peigne, étudie ou escalade une montagne. Notre appel profond est à être; et être frustré, c’est cesser d’être.
Vu cette frustration inéluctable, l’homme est-il mal fait?
Mais non! C’est un être merveilleux! L’aboutissement de tout l’univers! La circulation des astres et l’environnement minéral terrestre préparent la vie végétale, et la vie végétale fonde la vie animale. Tout ce cadre était indispensable pour que l’être humain advienne, cet être matériel et pourtant porteur d’une intelligence, d’une volonté, d’une liberté qui l’habilitent à une sagesse qui inclut la possibilité, l’invitation à une relation personnelle avec le créateur de cet univers!
La sagesse? Tout le monde meurt pourtant avant d’y gouter, et de toute façon, à peu près personne ne s’y intéresse!
Oui, la mort est le gros problème. Tant qu’on n’en trouve pas le sens, la vie même n’en a aucun, puisque la mort vient annuler tout ce qu’on fait dans sa vie. L’univers entier et toute son évolution deviennent aussi absurdes, puisque tout y prépare la vie humaine. Aussi, la mort nous fait très peur, et tout ce qu’on fait, au fond, on le fait pour ne pas mourir.
Comment cela, tout ce qu’on fait, c’est pour ne pas mourir? C’est ça le but de la vie? Ça ne fait pas un peu négatif?
Certes, la situation peut se décrire en termes positifs. Le but recherché en tout ce que nous faisons est d’être, et être, pour nous, c’est vivre. Ce qui est de nature à nous satisfaire, c’est de vivre à plein, c’est de vivre une vie pleinement humaine. Voilà notre bien, voilà notre bonheur. C’est d’ailleurs l’objet du premier principe moral, que personne ne peut ignorer, et qui motive toute décision: «Il faut faire le bien et éviter le mal!» Or, le bien, c’est ce qui nous fait être, vivre, être et vivre de façon pleinement humaine! Le mal, c’est ce qui menace cette vie humaine parfaite, ce qui empêche d’être, et d’être homme.
Ça sonne plutôt théorique, non? Est-ce qu’on ne saurait pas mieux pourquoi les gens vivent, en regardant à quoi concrètement conduit ce qu’ils font?
C’est très juste, car nos actions parlent plus fort que nos paroles et révèlent plus clairement le fond de nos intentions. Aristote lui-même déclare: «Les hommes, il ne faut pas s’en étonner, conçoivent manifestement le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils mènent» (Éthique à Nicomaque, I).
Mais le plus clair des actions qui occupent notre vie, notre travail, n’est-il pas pour gagner de l’argent? N’est-ce pas en lui qu’on s’attend à trouver satisfaction et contentement? N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie à prétendre que l’argent ne fait pas le bonheur?
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«Les hommes, il ne faut pas s'en étonner, conçoivent manifestement le bien et le bonheur d'après la vie qu'ils mènent» - Aristote
C’est que vivre, et même vivre humainement, présuppose… survivre! Or, un homme est un être matériel et ne peut survivre sans entretenir son corps et lui procurer un certain confort. Mais cette richesse extérieure n’est qu’une condition de la vie, pas la vie elle-même. Un moyen, même très utile, n’est jamais la fin principale et ultime qu’on recherche. Tous le savent, même les plus cupides: le bonheur ne s’achète pas et on peut être à la fois très riche et très malheureux. Le problème, c’est que la peur de la mort fait surestimer le besoin qu’on a de biens extérieurs pour vivre bien. On finit par oublier que vivre, c’est autre chose que s’enrichir. On se met dans la situation absurde de chercher comme son bien ultime ce qui n’en est qu’un moyen éloigné.
Sans doute ceux qui pensent qu’être heureux c’est être en santé sont plus sensés, n’est-ce pas? C’est d’ailleurs l’opinion émise par tous, au salon funéraire comme au jour de l’An: «Quand on a la santé, on a tout!»
Oui, au sens où c’est mieux de se prendre pour une plante que pour une roche. C’est plus ou moins ce qu’on pense en se préoccupant autant de club d’entrainement, de jogging, de diète naturelle… Mais encore là, c’est confondre un moyen important avec le vrai but, la vraie vie.
En fait, la plupart des gens ont l’air d’espérer que ce qui les comblera, c’est d’avoir du gros fun. N’est-ce pas cela le bonheur que nous visons tous: plein de plaisir, pas de souffrance? N’est-ce pas à cela que servent l’argent et la santé, au bout du compte?
Oui, c’est pas mal ce que tout le monde pense. Celui qui fait ce qu’il veut se consacre aux plaisirs sensibles: sexe, alcool, gastronomie. Et encore plus à fond s’il échappe aux regards de son entourage habituel. Et nous aurions raison, si nous étions des animaux comme les autres, avec la sensation comme plus haute performance de notre vie. Mais au fond, nous sentons que ce n’est pas cela que nous voulons vraiment et nous désapprouvons l’esclave de ses plaisirs sensibles, en le considérant comme un animal, comme un cochon.
«S’il échappe aux regards», disiez-vous. Est-ce le signe que le bonheur se trouve finalement dans l’affection, l’approbation que les autres nous accordent? Dans l’honneur, dans la gloire? En tout cas, les politiciens, les sportifs et les artistes travaillent à fond pour cette récompense. Est-ce l’honneur, ce qui peut le mieux nous combler?
Au moins, on touche là un bien propre à l’homme. Et le bonheur, cette vie parfaitement humaine, ne peut consister ultimement en un bien que nous partagerions avec les animaux, les plantes, les roches.
De fait, il serait difficile de trouver quelque chose que nous faisons ou que nous disons sans en attendre l’estime d’autrui. Ou quelque chose que nous ne faisons pas ou ne disons pas, par peur de perdre cette estime: pourquoi avons-nous tant besoin d’avoir raison; tant de difficulté à dire non à qui nous sollicite; tant de colère envers qui dit du mal de nous; tant de peine à nous laisser corriger?
C’est sûr, la reconnaissance d’autrui compte comme un bien très précieux. Mais elle est extérieure à nous, elle est l’acte de quelqu’un d’autre. Alors que le bonheur doit être quelque chose que vit la personne heureuse même. En fait, c’est justement le bien que reconnait chez quelqu’un celui qui l’honore.
On dirait qu’on s’approche, qu’on met presque le doigt dessus. Qu’est-ce que c’est ce bien propre à l’homme, capable de le satisfaire à plein, de le faire se savoir heureux, et pour lequel on le félicite en l’honorant?
Comme dans n’importe quel cas, la perfection tient à l’excellence de l’opération propre. À quoi reconnait-on un excellent flutiste? À son jeu excellent de flute, pas à sa belle diction! Et un excellent footballeur? À ce qu’il marque des points, pas à ce que les filles le trouvent beau! Et un excellent médecin? À ce qu’il guérit autant que c’est possible, pas à son sourire. De même, être heureux, c’est exercer au mieux l’opération propre à l’homme, pas simplement être riche, en santé, sentir de l’agrément ou être honoré.
Mais quelle est cette opération propre?
C’est de penser, évidemment! La faculté que l’homme a en propre, sa faculté la plus noble, c’est son intelligence, et c’est pour la servir qu’il possède toutes les autres. L’homme heureux, c’est celui qui pense en toute excellence!
Oups! Là, je sens qu’on vient de faire tout un saut, et je n’imagine pas que tellement de gens le sautent avec vous! Qui donc prétendrait que tout ce qu’il fait dans la vie, c’est pour penser au mieux, et que c’est de penser correctement qui le satisfait plus que tout?
Bien au contraire, c’est ce que tout le monde croit, bien que confusément. Tout le monde veut être beau, plutôt que laid; en forme, plutôt que malade; riche, plutôt que pauvre. Mais qui choisirait d’être magnifiquement beau, en forme et riche, si c’était à la condition d’être con? Ce à quoi tous tiennent le plus, c’est leur intelligence, et qu’elle fonctionne de la meilleure façon possible. J’ai bien eu un ou deux étudiants qui prétendaient qu’ils préfèreraient être cons et riches, beaux, en forme, mais c’était… qu’ils se pensaient bien intelligents en faisant ce choix, et assez brillants encore pour profiter de leur argent, de leur santé et de leur beauté. Jamais en se supposant en coma perpétuel, incapables de penser!
C’est ainsi qu’on revient à voir que le bonheur, c’est la sagesse, qu’être heureux, c’est être sage, et que voilà ce que tout homme cherche de toutes ses forces toute sa vie, plus ou moins maladroitement.
Penser excellemment serait le bonheur? Comment cela se présenterait-il?
Sur deux plans. Le plus manifeste est le plan pratique. Notre raison gouverne notre volonté. Nous choisissons et voulons ce que nous pensons bon pour nous. Être heureux, c’est donc en toute circonstance discerner correctement ce qui est bon pour soi et vouloir et agir en conformité avec ce discernement.
Ça, c’est curieux. Il me semble que très souvent on voit bien ce qu’on devrait faire, mais qu’on le fait à regret, tiraillé, pas heureux du tout.
Effectivement. Il manque une condition. On est heureux à penser correctement et à agir en conséquence, pour autant que c’est facile. Cette facilité vient avec une bonne éducation, un entrainement. C’est que nous naissons avec une nature passablement indéterminée, pour être à même de nous adapter à toute situation. Alors, une éducation doit compléter notre intelligence ignorante, notre volonté et notre appétit sensible indécis, nos mains maladroites. C’est ce qu’on appelle la vertu. Dans la mesure où l’éducation développe la vertu, il devient facile, en toute situation, de discerner son bien et d’opter pour lui avec toute la modération et la fermeté souhaitables. C’est d’ailleurs pour cela qu’on appelle vertu l’ensemble des qualités concernées. Vertu vient du latin virtus, et vir veut dire homme; la virtus, c’est donc… l’homméité, ce qui fait qu’un être humain en est vraiment un.
Sur deux plans, disiez-vous?
Oui. Je viens de décrire le bonheur pratique, le bonheur dans l’action. Mais même lui est ordonné à quelque chose de plus grand, qu’on pourrait appeler le bonheur spéculatif. C’est que l’excellence de notre raison, cette faculté qui nous distingue comme hommes, réside ultimement dans l’excellence de son propre acte, connaitre avec excellence, plus encore que diriger la volonté, l’appétit sensible et l’action. Or, connaitre avec excellence, c’est connaitre en vérité, en conformité avec la réalité. Et connaitre en vérité ce qui s’y prête le mieux: la nature et son auteur. D’ailleurs, tout ce que nous faisons de plus vertueux – de courageux, de tempérant, de juste, de prudent –, nous le faisons pour nous mettre en mesure de connaitre ainsi.
C’est ainsi qu’on revient à voir que le bonheur, c’est la sagesse, qu’être heureux, c’est être sage, et que voilà ce que tout homme cherche de toutes ses forces toute sa vie, plus ou moins maladroitement.
Est-ce qu’on peut résumer cela en une courte définition?
Oui. Le bonheur, c’est l’opération rationnelle vertueuse exercée en permanence.
Est-ce qu’on ne revient pas à une situation absurde? Le but qui motive toute notre vie est un but que nous ne sommes pas capables d’atteindre. En tout cas, je ne connais pas beaucoup de sages. N’y a-t-il personne d’heureux?
Aristote voyait déjà cela et soutenait que ce bonheur présente quelque chose de surhumain: «Ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vit de la sorte, mais en tant que du divin nous habite» (Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177b27-28). À quoi il ajoutait qu’il ne faut pas y renoncer pour autant: «On ne doit tout de même pas, ainsi que certains y exhortent, parce qu’on est homme, penser seulement aux affaires humaines, et, parce qu’on est mortel, seulement aux êtres mortels. On doit plutôt, autant qu’on le peut, s’immortaliser, et tout faire en vue de vivre selon ce qu’il y a de plus noble en soi» (ibid., 1177b31-34).
Cela appelle deux remarques complémentaires. D’abord, la raison transcende le matériel, elle ne meurt pas. Je disais au début que la vie n’a de sens que si la mort en a un. De fait, l’âme humaine ne mourant pas, le bonheur humain dépasse la mort, la sagesse continue à combler l’homme après sa mort, en une vie éternelle.
Et la seconde remarque?
Ensuite, c’est assez facile à voir, notre nature a quelque chose de cassé, de dysfonctionnel, qui se constate à notre inclination à agir mal – lâchement, injustement, imprudemment, immodérément – même une fois que nous avons bien discerné ce qui est notre bien. Pour que le bonheur nous soit accessible, il faut que notre nature soit réparée, réajustée, recréée même. C’est l’objet de l’Évangile, c’est la Bonne Nouvelle du plan de salut: Jésus Christ, Fils de Dieu, est mort et ressuscité justement pour refaire l’homme après la cassure qu’il s’est infligée lors de son péché originel. Désormais, qui croit en Jésus Christ a accès à cette sagesse devenue inaccessible par voie purement naturelle. Même que, dit saint Thomas, «il se trouve plus de sagesse en une vieille chrétienne ignorante qu’en le plus apparemment savant des athées».