Philippe Belley pèse plus de 200 livres et est loin d’être un sportif. Pourtant il décide, en 2019, de lancer un défi à Clara, sa fille de 14 ans : traverser à la nage le lac Saint-Jean, soit 34 kilomètres d’eau froide. Possédant lui-même une boite de production de documentaires, il décide de mettre en film son parcours.
Il s’agit de son plus grand rêve, dit-il, du projet le plus important de sa vie. Le défi suscite en effet l’admiration. Durant deux ans, Philippe persévère : lui qui se fatiguait après 300 mètres de nage réussit finalement à nager des dix et quinze kilomètres régulièrement.
Quatre jours cependant avant le jour J, avant la fameuse traversée du lac Saint-Jean, Philippe s’éteint. À 39 ans, il décède dans les bras de sa fille, après avoir fait une arythmie cardiaque durant l’entrainement.
Rien n’est impossible
Stéphanie Gagné, amie et collègue de Philippe Belley, décide de terminer et de produire tout de même le documentaire. Elle conclut le film en soulignant que l’homme a démontré que rien n’était impossible, qu’on pouvait réaliser tous ses rêves.
Rien n’est impossible : c’est un slogan qu’on entend souvent, pas juste chez Nike.
Ça m’a toujours rendue mal à l’aise. Et encore plus en regardant le documentaire La folle traversée de Philippe. Comment affirmer que rien n’est impossible, alors qu’il n’a pas traversé le lac Saint-Jean? Alors qu’il est mort quatre jours avant la compétition pour laquelle il s’entrainait depuis deux ans? N’est-ce pas absurde, comme le remarque justement Stéphanie à un certain moment du documentaire?
Derrière l’exagération du slogan, on saisit tout de même l’idée : Philippe Belley demeure un modèle de persévérance. Comme dans toute histoire de transformation physique, on demeure épaté de voir la détermination d’un non-sportif qui devient, à travers de nombreux efforts et difficultés, un véritable athlète. Ce qui semblait impossible devient, de fait, possible.
Défi sportif : prétexte pour un autre défi
Tout cette épopée physique fascine, je l’ai dit. Mais si j’avais à donner la morale finale du documentaire, je choisirais quelque chose de légèrement différent de ce qu’évoque la productrice. À mon avis, le documentaire prend tout son sens dans cette phrase clé, écrite dans le journal de Philippe :
« Au travers de tout cela, dire à Clara qu’on n’a pas besoin de traverser un lac pour s’aimer et être aimé. »
De prime abord, il y a un paradoxe. D’un côté, Philippe répète que cette traversée est le combat de sa vie, le moment décisif de son existence. De l’autre, il souligne que le défi n’est pas réellement important. Pas besoin de traverser un lac pour être aimé : c’est ce que doit surtout retenir sa fille Clara de leur expérience.
Le paradoxe n’est toutefois qu’apparent quand on prend conscience que tout combat sportif doit justement pointer vers un autre défi plus important : aimer et se laisser aimer. Philippe parle de la traversée du lac Saint-Jean comme de son rêve le plus profond. À travers le documentaire, on comprend que c’est vrai… et faux en même temps.
En un sens, traverser un lac à la nage, ça n’a aucune importance. Comme tous les autres sports d’ailleurs. Quand j’étais enfant, je voulais devenir joueuse de soccer professionnelle. Rien ne me passionnait plus que ce sport. C’était le centre de ma vie. Puis, un jour, adolescente, j’ai vu avec un certain détachement cette activité. Botter un ballon entre deux poteaux… ça ne pouvait pas être le sens de ma vie!
Dans les profondeurs de l’eau et… de l’âme
La productrice du documentaire affirme que Philippe, à travers son parcours, a affronté les profondeurs de l’eau, mais aussi celles de son âme. On apprend en effet durant le documentaire que sa fascination pour l’eau cachait autre chose : une détresse venant de la disparition de son père lorsqu’il était enfant. Disparition qui aurait eu, d’une manière ou d’une autre, rapport avec l’eau, dans la Baie des Ha! Ha!.
Philippe Belley a d’ailleurs écrit ceci dans son journal, au sujet de sa peur de nager dans le lac Clairval pour un entrainement :
J’ai vite compris que c’était une blessure irrationnelle liée à la disparition de mon père. Je demeure un petit garçon abandonné, insécure, incertain de l’amour des autres, pas si sûr de ses capacités.
Pas si sûr de ses capacités, écrit Philippe. Mais pourquoi a-t-il besoin de ce défi pour se sentir aimé? Alors qu’il écrit également le contraire en parlant de sa fille Clara?
Doit-on ou non performer pour se sentir aimé? Un père, qui aime gratuitement ses enfants, doit-il ou non les pousser vers de nouveaux défis?
La paternité : accueil et encouragement
J’ai grandi avec un père plutôt exigeant. Bonnes notes à l’école, succès au soccer, performance en général… Aujourd’hui encore, même après être devenue chrétienne, je garde souvent l’impression qu’il me faut réussir pour être aimée. Difficile pour moi de me libérer de ce « conditionnement ».
Un ami me disait dernièrement avoir eu un père à l’opposé : pas besoin d’accomplir quelque chose pour être aimé, lui faisait-il comprendre. Étrangement, mon ami m’a confié ne pas s’être senti lui non plus complètement aimé. Devant les embuches et les doutes, son père lui assurait qu’il avait le droit d’abandonner. Aujourd’hui, il pourrait reprendre à son compte les paroles de Philippe :
Je demeure un petit garçon incertain de l’amour des autres, pas si sûr de ses capacités.
Ces deux extrêmes dessinent un juste milieu. Et dans ce domaine comme dans bien d’autres, le juste milieu constitue un sommet, comme dirait Aristote, non un simple compromis plus ou moins médiocre.
C’est que la figure paternelle doit assurer toujours deux attitudes : accueillir inconditionnellement ses enfants et les pousser au dépassement. L’un ne va pas sans l’autre.
Appeler au dépassement sans démontrer un amour gratuit, c’est rendre son enfant vaniteux, anxieux et en quête insatiable de succès. Ne pas l’encourager à se dépasser, c’est l’empêcher de se connaitre et de grandir. C’est même l’empêcher de devenir véritablement humble, comme on découvre surtout l’humilité en échouant dans la quête de grandes choses.
La productrice du documentaire affirme que Philippe, à travers sa traversée de deux ans, a retrouvé son père. Il est devenu plus serein, plus humble, raconte-t-elle.
Maintenant qu’il a quitté ce monde, je ne peux que lui souhaiter d’avoir aussi retrouvé son Père. Avec un grand P, j’insiste. Car je parle ici du Père « de qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom », comme écrit saint Paul. Ce Père qui, comme le témoignent les Écritures, nous accueille gratuitement tout autant qu’il nous appelle à la perfection.
« Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. »