Kevin Lambert
Illustration: Émilie Dubern/Le Verbe

Kevin Lambert: le Zola de Montréal?

Le roman Que notre joie demeure de Kevin Lambert fait sans cesse les manchettes ces derniers temps. Depuis la réponse abrupte de l’auteur au premier ministre Legault l’été passé jusqu’à l’épineuse question des «lecteurs sensibles» ressortie pendant la course au Goncourt, il semble maintenant être de tous les concours littéraires. Il vient d’ailleurs de remporter le prestigieux prix Médicis. On voit rarement autant de battage médiatique autour d’un livre, encore moins d’un livre québécois. À notre tour d’en parler un peu.

La curée

C’est à Zola que j’ai tout de suite pensé en ouvrant Que notre joie demeure. Avec ce vent qui se lève dès les premières lignes du roman, s’invite à cette fête fastueuse et souffle pour en révéler l’abjection. Il entraine le lecteur dans cette grande curée à laquelle prennent place quelques privilégiés de ce monde. Aussi, comme le Paris du romancier du XIXe siècle, le Montréal de Kevin Lambert prend forme humaine afin de révéler la dégradation d’une société.

Plus précisément, le roman se déploie dans le milieu de l’architecture. Cette discipline qui érige devient le miroir d’une construction sociale élaborée pour et par les privilégiés. À travers le personnage central de Céline Wachowski, architecte québécoise de renommée mondiale, on découvre que, sous ces riches structures, se cache un vide existentiel, relationnel et humain.

Et sur cette grande plaie béante se bâtit un univers; c’est sur la vie des classes inférieures que s’érigent des tours; et sur ces tours, l’on peut ressentir le vertige sans jamais toucher aux basfonds.

À ce sujet, voici un extrait significatif. Il couronne l’excursion entreprise par Céline, des lieux de son enfance jusqu’à son maitre projet. Ce petit voyage se projette sur deux plans : celui de l’intériorité, cette plongée en ses propres ténèbres, demeure évidemment inénarrable; et sur le plan social, vision terrifiante (mais protégée, voire privilégiée) de la ville en contrebas :

« Ce matin, [Céline] est au plus près d’elle-même. Sous ses pieds s’écrase une ville sale et fondante, jaune de pisse et d’huile à moteur, une ville ténébreuse, misérable, sournoise, acide parfois, et ordinaire, une ville comme les autres; la sienne. Pas tout à fait la sienne. Céline, au sommet de son petit monument, se permet de penser qu’elle n’a pas raté son coup» (p. 228).

Du sommet de leur «petit monument», les riches touchent parfois à la précarité de leur position. Pour la conserver, ils n’ont qu’à renouveler leur culte abject aux dieux païens : supplications, rituels et sacrifices humains.

Un roman à plusieurs voix

On retrouve également l’influence très explicite de Proust. De ce côté, on pense tout de suite aux grandes phrases de Kevin Lambert, aux pages qui se succèdent presque d’un trait, sans paragraphes et divisées seulement par quelques grandes parties… Jusqu’à ne plus savoir qui est quoi parfois. C’est une lecture longue et lente. C’est un roman de l’intériorité qui explore le point de vue de chacun.

Voilà d’ailleurs ce qui me touche du roman de Kevin Lambert : cette polyphonie lui permet beaucoup de nuances, de sensibilité humaine et un regard critique sur les tendances manichéennes de notre temps.

Nous sommes effectivement en une ère où l’on entretient les clivages. Souvent, l’art de l’argumentation ne sert plus à dépasser les contradictions, mais à nourrir des positions qui s’opposent farouchement, ainsi que des identités liées strictement à ces positions. Non seulement cette dynamique ne permet aucune issue, mais encore elle pousse à saisir toutes les occasions pour surligner ces rapports manichéens qui instrumentalisent et déshumanisent.

Or, le roman de Kevin Lambert multiplie les points de focalisation. Par conséquent, le méchant n’est jamais seulement un méchant : il est aussi humain, il a lui aussi ses failles. Il a également un discours intérieur qui lui apparait cohérent. Il en est ainsi de Céline, qui a élevé son empire en bâtissant des immeubles sur la base, nous semble-t-il, d’une blessure d’enfance.

Pourquoi ce grand tableau proposant divers visages d’«invertis», comme les nommait Proust, n’arrive-t-il pas à considérer
la voix de l’hétérosexuel?

Tout chez elle est en nuance. Elle participe indirectement et directement à un système qui favorise les plus aisés, mais son dialogue intérieur présente une sensibilité à l’égard des revendications des moins nantis. Ne fut-elle pas elle-même une militante en son temps?

En ce sens, le personnage de Mariette illustre bien que tout est beaucoup plus gris qu’il n’y parait. Cette femme monoparentale de classe moyenne se retrouve dans une fête donnée en l’honneur de Céline, à laquelle Mariette s’oppose pourtant farouchement : cette architecte ne nourrit-elle pas un système inégal? Malgré cela, au cours de la soirée, Mariette rencontre la personne humaine derrière Céline : cette femme a été jadis une enfant et une femme qui la rejoint et lui ressemble.

Pour finir, toute cette palette de couleurs ne change pas grand-chose aux objectifs des personnages ou au système socioéconomique lui-même, mais elle donne forme au roman. En cela résident certainement sa texture et sa beauté.

Une exception

Le seul archétype qui ne semble pas jouir de cette belle nuance est celui de l’homme hétérosexuel, qui ressort particulièrement écorché de cette lecture. L’homme hétéro (surtout s’il est blanc et riche) ne possède-t-il pas, lui aussi, son propre côté de la médaille, sa propre voix?

On retrouve dans le roman de Kevin Lambert le portrait de ses hommes immensément fortunés qui veulent dominer par leur argent, jusque dans leurs relations perverties (passage particulièrement scabreux qui sert efficacement le propos par l’aversion qu’il suscite). Il y a aussi ce portrait d’un autre groupe d’hommes, ces «white-angry-heterosexual-males en rut». Je pense également à Cai, ce riche homme d’affaires corrompu qui semble responsable du sort de sa femme, enfermée dans une cage dorée. Même dans les yeux des principaux personnages, on capte un certain dédain à l’égard de l’homme hétéro quand ce n’est pas carrément la vision d’une masculinité toxique.

Au contraire de ce que propose le roman, les regards ici offerts m’apparaissent caricaturaux. Cette exception à la règle soulève nombre de questions. Pourquoi tant de regards externes négatifs portés sur l’homme hétérosexuel, sans jamais de contrepartie? Pourquoi ce grand tableau proposant divers visages d’«invertis», comme les nommait Proust, n’arrive-t-il pas à considérer la voix de l’hétérosexuel (ni de l’intérieur ni positivement)? 

On lira donc Que notre joie demeure si on aime le style de certains grands romans français du XIXe siècle et  les longues métaphores filées qui servent à illustrer le mal qui ronge la société. On appréciera les voix multiples qui s’y incarnent et, de ce fait, la sensibilité à la part humaine en chacun. Enfin, on réfléchira à tout ce qu’il soulève de dérangeant (de front ou en creux).

Émilie Théorêt

Émilie Théorêt détient un doctorat en études littéraires. En historienne de la littérature, elle aime interroger les choix qui ont façonné et qui façonnent encore la société québécoise.