Finalement, je n’aime toujours pas travailler

Dans un autre billet, j’ai confié qu’adolescente, je n’aimais pas travailler. Et malgré la conclusion de ce dernier texte, je crois encore qu’un adolescent ne devrait pas en un certain sens aimer travailler. Je m’explique: c’est qu’un jeune ne doit pas prioritairement apprendre le travail, mais plutôt le loisir.

«Apprendre le loisir? Pas besoin! C’est facile! Tous les jeunes aiment le loisir!», me répondrez-vous.

Pas du tout en fait. Mais il convient pour le voir de distinguer loisir et divertissement. Et même, avant cela encore, travail et loisir.

Travail et loisir

On appelle «travail» aujourd’hui tout ce pour quoi on reçoit un salaire. Mais c’est arbitraire: défini ainsi, n’importe quoi devient du travail.

Je me souviens encore de mon étonnement, enfant, quand on m’a dit que «gouteur de crème glacée» était un travail. C’est contrintuitif d’appeler ça du «travail», et ce même si la personne reçoit un salaire. Il faut en réalité définir le travail sans référence à l’argent.

Pour un philosophe grec comme Aristote, le travail concerne tout ce qui prépare à la vie, sans être encore la vie elle-même. Essentiellement, le travail concerne donc la production: l’agriculture, la construction, la cuisine, etc. Il s’agit de régler des problèmes qui empêchent de profiter de la vie maintenant.

On peut également appeler «travail» la vie d’action et de services, mais par extension. Éduquer des enfants, par exemple, n’est pas tout à fait préparer la vie comme le fait un cuisinier. C’est davantage vivre, c’est agir. La vie active vient d’ailleurs après la vie de production. On habite la maison après l’avoir construite. On en profite, on en jouit.

La vie contemplative reçoit encore moins strictement le nom «travail», voire pas du tout. L’étude, même si elle comporte parfois des difficultés, n’est pas du travail. Encore moins la contemplation de ce qu’on a appris. Encore moins la prière.

Une précision s’impose, question de ne pas choquer mes lecteurs: je ne nie pas la dignité du travail ni ne le qualifie de mauvais. Jésus lui-même a travaillé, a été charpentier. Mais n’oublions pas ce qu’il a aussi dit à Marthe: «Marie a choisi la meilleure part.»

Qu’est-ce que cela signifie? Cela veut dire que si le travail comporte de la bonté, il ne s’érige toutefois pas comme but ultime de la vie. Au ciel, on ne cuisinera pas, on ne construira pas de maisons, on ne cultivera pas la terre.

On peut encore le comprendre autrement, en reprenant une idée d’Aristote: si le bonheur consiste à faire preuve de courage à la guerre, alors il faut la guerre; s’il s’agit de soigner les malades, alors il faut la maladie; si c’est de combattre les injustices, alors il faut les injustices. Plus généralement: si tu dis que le bonheur réside dans le travail, alors tu souhaites des problèmes.

En fait, le bonheur véritable, plein, commence quand les problèmes sont réglés, quand le travail est fini. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une forme de bonheur dans le travail, ni même une forme de contemplation (Dieu en soit loué, d’ailleurs!).

Mais il demeure que régler des problèmes n’est pas le but de la vie. Et, de toute manière, affirmer que le travail rend heureux parce qu’il comprend une forme de contemplation, c’est dire encore une fois que c’est la contemplation qui rend heureux, pas vraiment le travail en lui-même…

Divertissement et loisir

Le loisir n’est pas du travail, ai-je dit, mais il n’est pas non plus du simple divertissement.

Le loisir dont parlent les anciens Grecs, ce n’est pas écouter la télévision en mangeant des crottes de fromage. Le loisir, c’est faire ce pour quoi on est fondamentalement appelé.

C’est comme quand Marie écoute et contemple Jésus. C’est comme quand on passe une soirée à discuter de sujets profonds avec des amis. C’est comme quand on regarde ses enfants grandir, quand on leur enseigne les beautés de ce monde. C’est comme quand on cherche et contemple la vérité. Le loisir, c’est une activité gratuite, noble et digne.

Le divertissement, à bien y penser, ne comporte pas réellement cette gratuité. Aristote écrit d’ailleurs qu’on ordonne le divertissement… au travail. On se repose, se divertit, pour retourner travailler. En ce sens, Baudelaire a eu raison de préférer le travail au divertissement: «tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser».

Le danger du travail précoce

Pourquoi un adolescent ne devrait pas travailler? Parce que le faire travailler trop tôt (et éventuellement trop), c’est l’attacher à l’utile. C’est lui faire prendre l’habitude de préférer la production à la vie de contemplation.

On mesure mal à quel point le travail précoce cause des dommages pour un adolescent, parce qu’on oublie à quel point les premières expériences marquent la mémoire. Premier jour d’école, premier baiser, première peine d’amour, premier spectacle de musique, etc.

On aime spontanément le familier, l’habituel, même les choses mauvaises en soi. J’aime par exemple l’odeur de la cigarette, alors qu’objectivement, ça pue. J’aime cette odeur, parce qu’elle me rappelle mon enfance, surtout ma grand-mère qui fumait.

C’est la même chose pour tout ce que vit l’adolescent. Le lancer dans le travail, c’est lui donner une familiarité précoce avec l’utile. C’est lui dire que le bonheur, c’est de produire, de gagner de l’argent et de le dépenser.

Faire travailler trop tôt (et trop) un jeune, c’est le «formater» d’une façon qu’il ne puisse plus apprécier l’inutile et la gratuité.

Combien de gens aujourd’hui deviennent accros au travail? Ne savent rien faire d’autre que travailler ou se divertir? Ils ne lisent plus, ne s’instruisent plus, ne se cultivent plus, ne prient plus. Ils travaillent ou se divertissent.

Camps de vacances

Vous me direz: «C’est bien beau tout ça, mais un jeune doit occuper son été! Comment éviter l’oisiveté s’il ne travaille pas dans un McDo?»

Ma solution: moniteur dans un camp de vacances. Une telle occupation constitue probablement le meilleur compromis pour offrir à un adolescent un travail… qui n’en est pas vraiment un.

Être moniteur dans un camp ne constitue pas vraiment du travail: on n’y produit rien. Et un tel emploi forme le jeune à la vie de loisir, notamment en permettant l’acquisition de nombreuses vertus, morales, intellectuelles et même chrétiennes.

Vertus morales

Travailler dans les camps aide à acquérir les quatre vertus cardinales: tempérance, courage, prudence et justice. Toutes des vertus nécessaires pour apprécier ensuite la vie de loisir.

Celui qui manque de tempérance, par exemple, apprécie difficilement la prière, étant donné sa préférence pour les plaisirs sensibles et immédiats. Encore, celui qui manque de courage ne vainc pas les difficultés de l’étude et de la recherche de la vérité.

Les camps rendent tempérants, car on ne mange pas tout ce qu’on veut quand on veut. On mange à la cafétéria aux mêmes heures que tout le monde.

Les camps développent aussi le courage, car on y rencontre de nombreuses difficultés. Déjà, l’eau des douches est froide, de même pour la piscine. En outre, les jeunes ne témoignent pas toujours de bonne volonté ni de gratitude à l’égard de leurs moniteurs…

Être moniteur dans un camp oblige encore à pratiquer la justice, parce qu’il faut donner à chacun son dû et parce qu’on cohabite nécessairement avec une trentaine d’autres personnes.

Et on se forme finalement aussi à la prudence, car il faut sans cesse discerner le bien de ses jeunes, les conséquences à donner, les consignes à présenter, les exigences à manifester, etc.

Vertus intellectuelles

Les camps préparent également les dispositions intellectuelles pour la vie de loisir.

D’abord, le seul fait de vivre en nature, dans un beau lieu, constitue une expérience exceptionnelle. Je n’oublierai jamais mes trois mois passés sur l’ile d’Orléans, sur le bord du fleuve St-Laurent. Il y a certainement là l’occasion de développer son gout pour la contemplation.

Ensuite, l’idée du camp de vacances consiste à apprendre aux jeunes à jouer, à expérimenter, à entrer en relation, à découvrir, etc. Tout cela consiste en une forme de contemplation. Le jeu constitue de fait la contemplation des petits. Et le moniteur bénéficie aussi de toutes ces activités.

Il y a quelque chose de particulièrement merveilleux dans les camps pour le développement de l’imagination. On y invente des pièces de théâtre, des journées thématiques, des jeux toujours plus farfelus les uns que les autres, etc.

Le philosophe aime les mythes, a écrit Aristote. C’est qu’on prépare les enfants à la philosophie, à la prière même, à travers le gout du merveilleux et de la fiction, ce qu’on rencontre nécessairement dans les camps.

Vertus «chrétiennes»

Un jeune croyant tirera selon moi également beaucoup de bénéfices des camps de vacances. Pour ma part, j’y ai appris essentiellement deux vertus, la charité et l’humilité, surtout durant les trois étés que j’ai passés dans les camps pour personnes avec déficience intellectuelle, le summum des camps de vacances selon moi.

Côtoyer des personnes avec une déficience intellectuelle, pour apprendre le don de soi, constitue une expérience très formatrice et inoubliable. Je me souviens d’ailleurs avoir été frappée par les commentaires des autres moniteurs avec moi. À la fin de l’été, plusieurs tenaient ce genre de discours: «j’espère presque tomber enceinte un jour d’un enfant trisomique ou autiste tellement ils sont merveilleux». Ces moniteurs n’étaient pas chrétiens. Simplement, ils avaient observé concrètement durant tout un été la beauté des personnes vivant avec une déficience. Ils avaient expérimenté comment donner leur vie pour eux rendait heureux.

Les camps de vacances m’ont aussi fait grandir en humilité. Quand je me suis convertie, je me croyais invincible, prête à sauver le monde. En travaillant dans les camps, j’ai rencontré mes limites. Car quand on cherche à donner sa vie concrètement chaque jour, on se rend compte de la difficulté et de combien on a besoin de la grâce pour surmonter les épreuves.

En somme, les camps de vacances constituent le compromis parfait pour un jeune à la recherche d’un emploi: il ne s’agit ni de passer son été à se divertir ni d’acquérir trop tôt un esprit utilitaire, de production. Les camps de vacances forment au contraire au sain loisir. Il s’agit dès lors de la meilleure manière de travailler… sans travailler.

Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.