La patrie, un échelon vers Dieu

Pour respecter […] les patries étrangères, il faut faire de sa propre patrie non pas une idole, mais un échelon vers Dieu.

Simone Weil

Bien sûr que l’OTAN, dans son arrogance, et éperonnée par les États-Unis, a poussé une Russie humiliée par la chute de l’URSS dans ses derniers retranchements.

Bien sûr que Vladimir Poutine, monstre messianique au regard de requin impassible et froid, rêve de restaurer non pas l’URSS, mais la Russie impériale brutalement assassinée en 1917.

Bien sûr que l’Union européenne a peu à peu abandonné les notions d’identité, d’histoire, de racines chrétiennes pour épouser celles de démocratie, d’économie et de diversité.

Bien sûr que la Russie est le dernier bastion européen où un patriotisme décomplexé n’est pas une tare morale, mais l’affirmation d’une pulsion collective salutaire.

Bien sûr que le christianisme occidental part en guimauve et s’évente dans les volutes du misérabilisme et de l’amour sentimental.

Bien sûr que la trop puissante et trop politique Église orthodoxe russe, trempée du martyre communiste, se considère comme la troisième Rome et n’a pas digéré le schisme de l’orthodoxie ukrainienne, déchirée entre son allégeance à Constantinople et son attachement à Moscou.

Bien sûr que l’Ukraine, peuple également martyrisé, fait preuve d’un courage aussi désespéré qu’exemplaire face à l’armée russe autrement plus puissante et cruelle. C’est elle qu’il faut soutenir, ne serait-ce que parce qu’elle est plus faible et qu’elle doit se défendre.

Mais…

On n’humilie pas un peuple déjà puni par l’histoire. On lui tend une main pour à la fois le caresser et le contenir.

On n’instrumentalise pas le pouvoir religieux pour sacraliser le politique.

On n’impose pas la démocratie libérale comme remède miracle aux maux d’une nation à la fois lointaine et proche. Inachevée, selon Pouchkine.

On ne triche pas avec le vis-à-vis ou avec sa propre population.

On ne sacralise pas les minorités, le bienêtre matériel et la mollesse existentielle au point de dénigrer toute appartenance et tout sentiment collectifs.

On ne méprise pas l’esprit de démocratie, durement acquis au fil des siècles.

Car malgré les pesanteurs et les déterminismes d’airain d’une histoire tragique…

Le monde et le cœur humain sont un mélange de bien et de mal, et il n’est pas donné à l’homme de séparer le bon grain de l’ivraie.

Les cultures, les traditions, l’histoire, les langues, les patries, les habitudes collectives et, dans une moindre mesure, les régimes politiques sont des biens relatifs et non absolus.

Ces biens constituent une échelle que l’on monte dans notre quête vers Dieu. Ils ne sont pas Dieu.

Ces biens relatifs sont des ponts vers, des intermédiaires absolument nécessaires à l’âme humaine en ce qu’ils incarnent l’idée du beau, du bon et du vrai (on pourrait dire des metaxu, μεταξύ en grec). L’âme s’en nourrit.

La Russie, l’Ukraine et l’Occident sont des pépinières de saints, de mystiques, d’artistes, d’intellectuels et de penseurs.

Ils sont les ambassadeurs, les passeurs entre les camps ennemis, ennemis parce qu’idolâtres, parce qu’ils ont placé Dieu au mauvais endroit sur l’échelle. Même si l’idolâtrie russe pèse infiniment plus ces temps-ci.

Jean-Philippe Trottier

Jean-Philippe Trottier est diplômé de la Sorbonne en philosophie ainsi que de l’Université McGill et du Conservatoire de Montréal en musique. Auteur de trois essais, dont La profondeur divine de l’existence (préfacé par Charles Taylor) est le plus récent.