confiance
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Évangéliser par la confiance

Voyez comment, dans saint Matthieu, la naissance du Christ est suivie rapidement par le massacre des Saints Innocents. Ce que cet épisode de l’évangile nous enseigne, c’est peut-être ceci: dès les débuts de l’Incarnation, le Christ s’achemine vers sa Passion.

Et si on fait ce qu’on appelle en lectio divina une actualisation (afin de voir en quoi ce texte sur les Saints Innocents s’applique à notre condition de chrétien aujourd’hui), on peut faire un parallèle éclairant avec ce que bon nombre de nouveaux convertis ont pu expérimenter. 

En effet, vient toujours un moment dans la vie du converti, du nouveau-né en Christ, où sa nouvelle identité (qui découle de la «naissance» du Christ en lui par le baptême) est mal reçue par son entourage, par ses proches ou par les gens qu’il croise au hasard de la vie.

L’expérience du mépris

Cette autre sorte de baptême a souvent quelque chose de mortifiant et d’outrageant. On peut bien se montrer impassible et impavide, mais reste que l’expression du désamour, pour le dire par une litote, laisse rarement indifférent ou indemne. Que nous le voulions ou non, nous sommes faits pour l’amour, et toute manifestation d’aversion, toute marque d’inimitié, laisse forcément des traces en nous, une sorte de meurtrissure ou d’amertume.

C’est ainsi qu’une conversation qui tourne court, parce que notre interlocuteur se rend compte, avec un mélange d’évidente surprise et de dédain ravalé, que l’on est chrétien, est parfois une expérience où il nous est donné de vivre, à une échelle intime et infime, ce que le Christ a vécu: le rejet et l’humiliation du rejet, puis la blessure qui en découle, et une forme de mort (mort d’une conversation, d’une relation peut-être, voire, plus amplement, mort sociale).

Le mépris que l’on essuie à titre de pauvre créature crédule ou de pestiféré nous fait ainsi participer, à petite échelle, mais non moins réellement, à la Passion de Jésus. Et c’est là qu’un drame intime se noue et se joue, qui peut déterminer pour longtemps notre rapport aux autres, notre façon d’être chrétien en société, et aussi notre volonté d’assumer (ou non) le mandat missionnaire d’aller faire de toutes les nations des disciples, comme le Christ le demande.

L’exemple du Christ

En fait, l’expérience de rejet et l’amertume qu’elle cause peuvent nous inciter à choisir trois routes qui sont autant de culs-de-sac missionnaires assurés, trois routes qui vont stériliser notre vie chrétienne, ou limiter fortement, à tout le moins, notre capacité à rendre raison de l’espérance qui est en nous. Ces trois routes se présentent comme trois tentations à éviter:

  1. La fuite (on évite de se faire identifier ou de parler de sujets délicats);
  2. Le mépris (on cultive secrètement en soi la détestation du monde);
  3. Le conflit (on répond à l’agression verbale par l’agression verbale).

Dès qu’on suit le Christ, on s’achemine vers sa Passion, c’est inévitable (Jn 15,20). Pour apprendre à subir cette passion qui nous attend, il est impératif de se tourner vers l’exemple du Christ enchainé afin de voir comment il a vécu sa propre Passion et apprendre de Lui. Or, les aspects les plus mystérieux du comportement du Christ sont sa capacité:

  1. À ne pas fuir (quand il aurait encore pu le faire au jardin des Oliviers);
  2. À ne pas s’abimer dans le mépris (alors qu’il est soumis à une parodie de procès où l’ignominie des prêtres, la mauvaise foi des témoins et la méchanceté de la foule pleuvent sur lui);
  3. À ne pas répondre au mal par le mal (en subissant la violence sans céder à la haine ni donner de coup en retour).

Cet exemple du Christ capturé, méprisé et martyrisé peut nous servir à toutes les étapes de notre vie chrétienne. Il faut bien en comprendre la portée cependant. Il ne s’agit pas, ici, de collectionner, par plaisir masochiste, les souffrances morales et physiques. On a déjà péché par dolorisme en Église dans le passé, et il est important d’éviter de retomber dans ce piège.

La mission, lieu de la passion

Là où l’imitation du Christ souffrant peut nous être utile, c’est dans notre vie missionnaire, et tout particulièrement à l’étape de la préévangélisation, qui consiste essentiellement à bâtir des ponts avec les gens vers qui nous avons été envoyés ou que la Providence nous donne de rencontrer.

Dans cet effort pour accueillir la personne que le Seigneur met sur notre chemin ou pour entrer en contact avec la personne vers laquelle le Seigneur nous envoie, il est parfaitement possible que nous subissions des petites rebuffades, ou en tout cas, qu’un froid s’installe dès que l’on déclare être croyant.

L’expression du refus n’a pas besoin d’être très évidente pour être perçue et ressentie. Il s’agit simplement parfois d’un silence, d’un regard qui se détourne, d’un visage qui se ferme, pour que l’on comprenne qu’on n’est plus le bienvenu. Et bien sûr, on n’insiste pas, avec ceux qui se montrent fermés à la conversation.

Mais que risque-t-il de se produire si, en raison d’une ou plusieurs mauvaises expériences, nous laissons la fuite, le mépris ou le conflit déterminer notre rapport aux non-croyants? On ruine toute possibilité de rencontre, de conversation amicale, de relation et, éventuellement, de témoignage et de proposition de foi.

C’est ce qu’ont bien compris les deux auteurs du livre I Once was Lost (2008), Don Everts et Doug Schaupp. Dans les années 1990-2000, ces pasteurs ont longuement étudié le chemin de conversion de 2000 jeunes incroyants, et ils ont fait un constat des plus utiles pour l’évangélisation en contexte postmoderne.

Ils ont découvert que, malgré le caractère unique de chaque conversion, les mêmes transformations intérieures étaient vécues par tous, dans un ordre qui était à peu près toujours le même. Ils ont appelé ces transformations, ces passages d’un état à un autre, des seuils de conversion (pour une présentation par les auteurs, une vidéo en anglais est disponible).  

Les cinq seuils de conversion

Everts et Schaupp ont établi cinq seuils, qui impliquent successivement le passage: 

  1. De la méfiance envers tous les croyants à un début de confiance à l’égard de certains croyants ou même certains aspects de la vie chrétienne;
  2. De l’indifférence à l’égard de la religion à une curiosité réelle au sujet du Christ; 
  3. De la fermeture à l’égard d’un possible changement de vie et de croyance à l’ouverture;
  4. D’une soif plus ou moins grande de découvrir la vérité sur Jésus à un besoin pressant de découvrir une vérité jugée vitale sur Jésus;
  5. Du refus à l’acceptation de Jésus Christ comme Sauveur.

Or, ce qu’il faut savoir, c’est que ces diverses «conversions» ont à la fois quelque chose de mystérieux (elles relèvent de la libre intervention de Dieu dans le cœur et la vie des gens) et quelque chose d’organique (elles découlent les unes des autres, de façon assez régulière).

Le premier passage de la méfiance à la confiance revêt une importance capitale. Sans lui, il n’y aura jamais (ou presque jamais) possibilité de poursuivre une conversation ni de susciter la curiosité par un témoignage de vie ou des réflexions intéressantes, ni rien d’autre.

Même si le temps du passage d’un seuil à l’autre varie selon les personnes, même s’il peut y avoir des retours en arrière ou si le pattern suivi est parfois plus spiralé que linéaire, les personnes passent donc à peu près toutes, d’une façon ou d’une autre, par chacun de ces seuils, et dans l’ordre présenté par les auteurs, avant d’aboutir à une adhésion complète. 

Ainsi, on le devine, le premier passage de la méfiance à la confiance revêt une importance capitale. Sans lui, il n’y aura jamais (ou presque jamais) possibilité de poursuivre une conversation ni de susciter la curiosité par un témoignage de vie ou des réflexions intéressantes, ni rien d’autre.

Il s’ensuit que les chrétiens doivent être particulièrement avisés de ce qui peut se passer à cette étape cruciale de «la relation d’évangélisation». Ils doivent être conscients des diverses tentations qu’ils risquent de rencontrer sur le chemin de la proclamation de la Bonne Nouvelle. 

Poisons et contrepoisons

On l’a dit, dans un contexte social et culturel où la sympathie n’est pas gagnée d’avance, les chrétiens peuvent mal réagir et ruiner toutes chances de créer des liens. Don Everts et Doug Schaupp ont déterminé cinq mauvaises réactions, assez communes chez les chrétiens:

  1. Être sur la défensive et essayer de se justifier;
  2. Se sentir offensé, s’indigner, puis se replier intérieurement sur sa blessure;
  3. Fuir le contact, les interactions, les relations avec les non-croyants;
  4. Répondre intérieurement au mépris par le mépris;
  5. S’engager avec hargne dans une polémique acrimonieuse.   

Au lieu de simplement consentir à ces réactions émotives, qui sont parfois bien compréhensibles, on demandera l’aide d’en-haut. Ainsi, on ne niera pas ce que l’on ressent – ce serait inutile et malsain –, mais on ne donnera pas non plus libre cours à des penchants ou des sentiments qui ruineraient la possibilité de faire poindre chez l’autre la confiance.

À la place, on demandera à Dieu la force de ne pas répondre à la froideur par la froideur, au mépris par le mépris, etc. En s’appuyant sur le mystère de sa mort et de sa résurrection, on demandera à Jésus que de la mort(ification) naisse la vie, que du désert de la méfiance jaillisse l’eau de l’Esprit. Nous vivrons alors, à petite échelle, le mystère de la Croix.

Une croix sur laquelle s’abat toute la méchanceté du monde, et qui l’absorbe sans jamais la retourner à l’agresseur, brisant de la sorte le cercle vicieux de la haine, de la vengeance et de la violence (Ep 2,14). Ainsi, volontairement, docilement et vaillamment, nous ferons le choix, sous l’action de la grâce et avec l’aide de celle-ci, de réagir autrement, c’est-à-dire avec charité.

Les auteurs présentent cinq façons de surmonter la mortification par l’amour, cinq habitudes à prendre pour parvenir à bâtir la confiance et permettre à la relation de se déployer au-delà de ce premier seuil. Voici, très brièvement exposées, ces cinq bonnes habitudes à prendre:

  1. Au lieu d’être sur la défensive, prendre un instant pour prier pour la personne, ce qui devrait nous aider à poser un regard de compassion sur elle;
  2. Au lieu de se sentir offensé par la manière qu’a l’autre de voir les choses, en profiter pour apprendre à voir le monde avec les yeux de l’autre;
  3. Au lieu d’éviter les contacts, faire le choix de créer des liens, d’être présent aux autres, de passer du temps avec eux, de partager leur vie et de connaitre leur réalité;
  4. Au lieu de juger l’autre avec mépris et suffisance, saluer et encourager le bien authentique qu’on découvre en lui;
  5. Au lieu d’entrer dans une polémique et de se positionner en ennemi, développer la culture de l’accueil (en particulier en accueillant chez soi, à la table de l’amitié).

Je vous encourage vivement à lire I Once Was Lost pour une présentation plus complète. Il es également possible de revisiter ma chronique sur ce livre en deuxième segment d’émission à On n’est pas du monde.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.