Nincheri
Illustration: Judith Renauld/Le Verbe

Nincheri. Du profane au sacré

Texte écrit par Marie C. Beaulieu Orna

Comme résident ou visiteur à Montréal, de passage dans le quartier Maisonneuve, votre regard a certainement été attiré par cette majestueuse demeure bourgeoise sise à l’angle des boulevards Pie-IX et Sherbrooke. Si vous n’avez pas encore osé l’expérience, je vous encourage vivement à visiter le Château Dufresne, musée et lieu historique patrimonial, pour apprécier la qualité de son décor. Vous y découvrirez en particulier les peintures murales et les verrières de l’artiste italo-canadien Guido Nincheri (1885-1973).

Jusqu’à la fin du printemps, vous pourrez aussi parcourir l’exposition temporaire qui lui est consacrée et qui souligne « sa contribution exceptionnelle à l’art religieux et sa démarche artistique exemplaire ». Virtuose prolifique, Nincheri a œuvré au cours de sa carrière à la réalisation du décor de quelque quatre-vingts lieux sacrés, en plus d’autres, profanes, comme le Château Dufresne et les disparus restaurant Venus Sweets (rue Sainte-Catherine Ouest) et cinéma Belmont (rue Mont-Royal Ouest). Il demeure néanmoins relativement peu connu du grand public. Cette exposition représente donc une occasion privilégiée de partir à la découverte de sa personnalité et de son œuvre.

Un virtuose pluriel

La polyvalence artistique de Nincheri s’est déclinée dans la création de fresques, de toiles, de reliefs et de vitraux. Au fondement de ces différents arts se trouve le dessin, auquel il s’est formé à l’académie de Florence, l’une des plus anciennes institutions d’enseignement artistique en Europe.

Au sein de l’académie, Nincheri a acquis son éducation artistique sous l’égide d’Adolfo de Carolis (1874-1928), un maitre qui a montre lui-même de multiples talents. Il était spécialiste des décors ornementaux et a participé à l’embellissement de nombreux palais prestigieux et de chapelles à travers l’Italie. Au début du XXe siècle, au moment où le jeune Nincheri était son élève, il a également fourni les dessins des vitraux et des mosaïques de la villa de son ami, le compositeur Giacomo Puccini (1858-1924), à Torre del Lago. Enfin, de Carolis fut également l’instigateur d’un renouveau de la gravure en clair-obscur, une méthode de gravure sur bois qui a vu le jour à la Renaissance et qui a en quelque sorte constitué le jalon historique entre la gravure en noir et blanc et la gravure en couleurs.

En amont de cette formation artistique, l’enfance de Nincheri passée à Prato a vraisemblablement éduqué son regard. À la Renaissance, cette ville toscane est voisine et rivale de Florence avec son chantier du Duomo, qui court au milieu du Quattrocento et attire les meilleurs artistes à l’égal de celui de Florence. Témoins de cette époque florissante des arts, de splendides fresques, restaurées au début des années 2000, peuvent encore être admirées dans le chœur de la cathédrale de Prato, autrefois l’église Saint-Étienne. Elles sont l’œuvre de Filippo (ca 1406-1469) et Filippino (ca 1457-1504) Lippi, parmi les grands maitres du renouveau pictural à la Renaissance.

Cette prise de recul biographique nous éclaire sur la polyvalence et la sensibilité artistiques du maitre italo-canadien : Nincheri a grandi et puisé inspiration et talent à la source même d’un « génie » artistique pluriséculaire.

Arrivé à Montréal en 1914, Nincheri ne se limite pas à sa seule activité artistique, il est aussi entrepreneur. Fort de son expérience dans l’atelier du maitre-verrier d’origine française Henri Perdriau (1877-1950), il ouvre son propre studio à l’arrière du bâtiment des entreprises des frères Dufresne, premiers propriétaires du château du même nom. En peu de temps, la renommée du Studio Nincheri se répand : plus de 5 000 verrières, pour des ouvrages localisés dans neuf provinces canadiennes et six états de la Nouvelle-Angleterre, y sont réalisées en quelque 70 ans d’existence (1925-1996). En amorce de l’exposition, une projection vidéo sur « L’aventure du Studio Nincheri » est proposée au visiteur. Elle reprend les grandes étapes de cette admirable histoire entrepreneuriale, où Nincheri agit tant comme concepteur artistique que principal ordonnateur de projet et d’atelier.

Une exposition au contenu inusité et à l’approche didactique

L’un des intérêts distinctifs de cette exposition est son contenu. Nincheri. Du profane au sacré propose à l’appréciation du spectateur une sélection d’œuvres qui font rarement l’objet d’une présentation publique. L’exposition regroupe en effet principalement du matériel préparatoire à la réalisation d’œuvres achevées de très grandes dimensions. Pour ma part, j’éprouve toujours un plaisir singulier à approcher au plus près la marque du « génie », à entrevoir – car l’artiste seul maitrise les secrets de son art – le geste créatif à son origine. Vous pourrez ainsi vous délecter de nombreux dessins, selon diverses techniques, de calques (servant à la reproduction des dessins préparatoires sur le support définitif) et de superbes aquarelles, ces dernières étant rarement exposées compte tenu de leur vulnérabilité à l’éclairage. On compte également quelques moulages et maquettes. Tous ces artéfacts constituent un patrimoine d’autant plus précieux qu’il était souvent mis de côté sans grande préservation, voire parfois détruit, après la réalisation des œuvres in situ.

L’attrait de cette exposition réside également dans son approche didactique. En plus des habituels panneaux explicatifs et cartels (cartons descriptifs des œuvres) au discours clair, le parcours propose divers documents d’archives ainsi que des objets insolites qui permettent de mieux appréhender la pratique artistique de Nincheri et de son atelier. On peut ainsi observer à loisir des échantillons de verre ou encore un appareil pour l’agrandissement des dessins. Particulièrement instructive pour les non-initiés, une maquette reproduit le principe des différentes couches superposées qui constituent la technique de buon fresco, dont Nincheri était un virtuose.

Plaisir esthétique, détour instructif, cette exposition met à l’honneur un précieux patrimoine local de manière intelligible et agréable. Elle peut se compléter par la visite du Château et, pour les plus férus, par la lecture du catalogue Guido Nincheri au Château Dufresne (Montréal, 2023), sans oublier surtout la découverte des nombreuses créations de Nincheri visibles dans diverses églises de Montréal et d’ailleurs.

L’exposition a lieu au Château Dufresne jusqu’au 30 juin 2024.

Collaboration spéciale

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