Illustration : Émilie Dubern/Le Verbe

L’inspiration divine des microbrasseries québécoises

L’univers des microbrasseries québécoises est rempli de références au catholicisme : les noms de bières, les noms de pubs… Même l’imagerie des étiquettes recèlent de clins d’œil au patrimoine religieux, pour le meilleur ou pour le pire. L’ensemble, qui forme une réelle catégorie thématique parmi les bières brassées chez nous depuis les années 1990, vise pourtant une clientèle assez jeune que l’on pourrait croire peu familière avec ces symboles. S’agit-il d’une simple stratégie de marketing, ou d’un phénomène culturel digne d’intérêt ?

Même si, au regard de la multitude de bières artisanales produites au Québec (il y en avait plus de 3000 il y a dix ans, et des centaines s’ajoutent chaque année), les noms de bières à connotation religieuse constituent un petit pourcentage, ce créneau est connu et apprécié des consommateurs. Le sujet a même été formellement étudié par une chercheuse en sciences sociales vers 2017 (Sara Teinturier, p. 379). La compagnie Unibroue, créée en 1991, a vraisemblablement parti le bal avec ses bières devenues classiques comme la Maudite, l’Eau bénite ou même la Trois-Pistoles avec son image d’église sur l’étiquette. Depuis, bon nombre de microbrasseries jonglent avec les mots du domaine du sacré, tellement que la chose est devenue un lieu commun.

Un produit récent et différent

L’engouement du Québec pour la bière, surtout artisanale, est très récent. Nous n’avons pas reçu l’héritage des moines-brasseurs dans leur abbaye comme en Belgique ou en Allemagne, même si plusieurs microbrasseries actuelles y puisent de l’inspiration pour leurs recettes.

À l’époque du Régime français, le vin et l’eau-de-vie (spiritueux) avaient la cote, même s’il fallait les importer d’Europe. La bière, associée au monde ouvrier et produite localement en petite quantité par des particuliers, était peu prisée. Après la Conquête, les habitudes de consommation changent sous l’influence des Britanniques, qui introduisent au pays la production brassicole à grande échelle. L’ère des brasseurs industriels commence avec la compagnie Molson. Fondée en 1786, c’est la plus ancienne brasserie canadienne encore en activité.

Au 19e siècle, durant les croisades pour la tempérance qui ont marqué notre histoire religieuse, la bière était considérée comme un moindre mal par rapport aux boissons plus fortes. Même chose durant la Prohibition au siècle suivant, où la « bière de tempérance » (ou « p’tite bière »), au faible pourcentage d’alcool, constituait un compromis.

L’industrie récente des bières locales et artisanales s’inscrirait dans une recherche d’authenticité à l’ère de la mondialisation, une volonté de renouer avec le « terroir » – bien qu’il n’existe pas vraiment de tradition nationale ou régionale en ce domaine –, d’où les nombreuses références à la culture locale pour chaque microbrasserie. Et qu’est-ce qui domine l’histoire et la culture de toutes les régions du Québec? Le catholicisme!

Critère numéro un : une image accrocheuse

Dans le domaine de la bière, artisanale ou non, il est impératif de créer une image forte pour se démarquer, tant pour les noms que les illustrations et les slogans. Les compagnies rivalisent d’originalité et déclinent le glossaire religieux en plusieurs sous-catégories : il y a le patrimoine matériel (Croix Noire, Sanctuaire, Vieux Couvent), immatériel (Basse Messe, La Bonne Sainte Anne, La Sacristine), les fameux sacres québécois (Siboire, Tabarnak, Câlisse), la moralité et l’immoralité (Péché Mortel, La Confesse, Bonne Conscience), et bien sûr l’omniprésence du Diable comme dans les contes, légendes et chansons de notre folklore (Le Trou du Diable, L’Ange Cornu).

Ce sont aussi les images des étiquettes qui font référence à la religion. On y voit assez souvent des choses obscènes ou de mauvais gout, comme des prêtres ou des moines à l’aspect plutôt démoniaque, des religieuses aguichantes, des représentations dérisoires de la crucifixion, ou des clichés grossiers, comme un Duplessis monstrueux entouré de clochers d’églises et étouffant le petit peuple dans ses grandes mains (la Grande Noirceur).

Bien sûr, il y a déjà longtemps que l’on tourne la religion en dérision au Québec. Le bris des tabous, la transgression des lois morales, le culte du plaisir et la subversion comme attitude cool, du moins par rapport à la religion, ne sont-ils pas monnaie courante depuis la Révolution tranquille ? Pourtant, les bières artisanales sont moins consommées par les boumeurs – qui eux-mêmes ont à peine connu cette religiosité stricte si souvent dénoncée – que par les millénariaux qui ignorent, pour la plupart, à quoi peut réellement référer une bière qui s’appelle La Confesse ou Dominus Vobiscum. Tous ces éléments seraient donc entrés dans notre culture commune, et se passeraient de génération en génération ? Je n’en suis pas si certaine.

Transmettre un héritage par la bière ?

J’ai personnellement été marquée par un nom de bière évoquant notre héritage catholique. Lors d’un séjour dans Charlevoix il y a plusieurs années, j’ai commandé une bière blanche dans un bistrot. On m’a servi cette fameuse Dominus Vobiscum. D’après mes souvenirs, l’étiquette (qui n’est plus la même aujourd’hui, en fait, même la bière en question n’est plus la même) montrait un paysage charlevoisien, et expliquait le sens de cette locution latine que nos ancêtres entendaient à la messe : « Le Seigneur soit avec vous ». Cela m’avait fortement interpelée. Quel beau nom pour une bière, m’étais-je dit, et en plus c’est une bénédiction ! Il faut dire qu’à l’époque, je commençais à découvrir l’immense legs de la foi catholique au Québec, par le biais du patrimoine matériel et des œuvres d’art. Mais j’avais bien compris la portée spirituelle de ce nom, et cela a fait du chemin dans ma tête.

Est-ce que l’industrie brassicole peut vraiment servir à mettre en valeur notre patrimoine religieux, voire ouvrir les intelligences aux lumières de la foi ? Pourquoi pas ! Mais à condition de laisser de côté le sarcasme, la moquerie vulgaire et les caricatures historiques. Après tout, l’Esprit souffle où il veut… même sur le col mousseux d’une blanche bien froide.  

Agathe Chiasson-Leblanc

Formée en histoire de l’art, Agathe réalise une multitude de travaux sur le patrimoine culturel du Québec. Elle trouve sa joie dans tout ce qui élève l’âme : les arts, les livres, les grandes amitiés, la connaissance de la vie des saints. Mariée, elle est mère de quatre enfants.