Devant la baisse abyssale de Québécois prêts à travailler dans les champs, des fermiers font appel à des travailleurs migrants temporaires. Des organismes, dont l’Église catholique, s’impliquent auprès d’eux afin de s’assurer que leurs droits et leur dignité sont respectés. Le Verbe a sillonné les terres les plus fertiles du Québec pour mieux cerner les enjeux qui se cachent dans notre assiette.
En 2022, ils étaient 35 000 travailleurs migrants temporaires agricoles employés en toutes saisons par des fermes et des entreprises du secteur agricole québécois. Ils viennent ici gagner un salaire de loin supérieur à celui qu’ils pourraient toucher dans leur pays d’origine.
Cette main-d’œuvre étrangère est recrutée par des firmes de recrutement spécialisées. Parmi elles, nous retrouvons la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (FERME), organisme à but non lucratif fondé en 1989. Son directeur général, Fernando Borja, nous souligne que FERME comble cette année 20 000 postes.
Les fermiers qui désirent recruter doivent passer par des programmes qui leur sont spécialement destinés et s’engager à respecter certaines règles lorsqu’ils signent un contrat d’embauche.
Au Québec, ce type d’employés agricoles jouit des droits inscrits dans le Code du travail. Cependant, la très grande majorité d’entre eux ne peuvent pas se syndiquer. Autre différence: ils ne peuvent pas changer d’employeur (sauf exception), car leur permis de travail, dit fermé, n’est valide que s’ils travaillent pour la ferme ou l’entreprise qui les a embauchés.
Un réseau
Afin de veiller à leur bienêtre et à leur dignité, des organisations se sont formées. Certaines ont été créées avec l’aide de catholiques. C’est le cas du Réseau d’aide aux travailleurs et travailleuses migrants agricoles du Québec (RATTMAQ). Indépendant de l’Église catholique, il reçoit du financement de la part de communautés religieuses et de différentes instances gouvernementales.
«Le RATTMAQ est un réseau de défense des droits des travailleurs. Lorsqu’il y a des problèmes avec les employeurs, nous allons dans les fermes. Si nécessaire, nous déposons des plaintes contre eux à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Nous accueillons les travailleurs à leur arrivée à l’aéroport. Nous leur expliquons leurs droits», explique Michel Pilon, directeur général.
Ce catholique proche des milieux ouvriers sensibilise la population au vécu de ces travailleurs. Avec l’aide de son équipe juridique, il se penche également sur des dossiers de travailleurs dont il estime les droits lésés. «Ici dans mon bureau, j’ai 578 dossiers», lance cet avocat et ingénieur agricole.
Parmi eux, il y a des cas de congédiements illégaux, d’accidents de travail non déclarés, de salaires non versés, de maltraitances physiques et psychologiques, de logements insalubres ou trop petits. Selon lui, certains fermiers, «pas tous, car il y en a de très bons», agissent comme s’ils étaient propriétaires des employés.
Devant ces critiques, Fernando Borja reconnait que certains fermiers ont vu leur droit d’embaucher suspendu, voire carrément retiré. «La liste est très courte», précise-t-il. Pour lui, les employés sont bien traités et libres de leurs mouvements. «Ils reviennent chaque année. Beaucoup ont des blondes et même des enfants ici! Il faut faire la part des choses. Nous souhaitons que les travailleurs prennent de l’assurance afin qu’ils disent à l’employeur ce qui ne va pas.»
Une mission concertée
Quoi qu’il en soit, le RATTMAQ n’est pas le seul à émettre des critiques. C’est aussi le cas d’Alessandra Santopadre, de l’Office des communautés culturelles et cultuelles du diocèse de Montréal. Elle me parle de travailleurs qui ont été renvoyés dans leur pays après un accident de travail, d’employés qui ne dénoncent pas des situations illégales ou des cas d’abus psychologiques. «Ils savent que l’employeur a le pouvoir de les renvoyer dans leur pays.»
Aidée de quelques bénévoles, elle se donne comme mission d’être auprès de ces travailleurs. Ils les conduisent aux commerces de la région et les accompagnent lorsqu’ils vivent un deuil ou qu’un de leurs proches est malade. Toutefois, comme pour le RATTMAQ, elle précise que son équipe a de très bonnes relations avec la plupart des fermiers.
Cette mission est également partagée par d’autres diocèses, dont celui de Saint-Hyacinthe. Certains confient le gros du travail au RATTMAQ, mais quelques-uns prennent une part plus importante dans cette mission.
«Sans l’apport de ces travailleurs étrangers, nous n’aurions pas de maïs, pas de pommes de terre, pas d’ognons, pas de carottes, pas de brocolis. Ils travaillent pour nous, mais qui travaille pour eux?»
Pour coordonner cette mission, la Table interdiocésaine de pastorale auprès des travailleurs migrants agricoles s’est constituée il y a quelques années. «C’est un lieu de partage et d’analyse des pratiques», explique Daniel Pellerin, responsable du service de solidarité sociale du diocèse de Saint-Jean–Longueuil et membre du conseil d’administration du RATTMAQ.
Selon lui, les diocèses ne peuvent pas vraiment en faire davantage pour les travailleurs migrants temporaires en milieu agricole. «Je ne suis pas certain que sur le plan pastoral nous aurions été assez solides pour soutenir une telle infrastructure.»
Reconnaitre l’étranger
Outre ces organismes, de simples citoyens décident de venir en aide aux travailleurs migrants. Maria Mendez, de la paroisse Saint-Théophile à Laval Ouest, leur consacre beaucoup de temps. Originaire du Chili et mariée à un Guatémaltèque, Maria me parle de sa mission. «Un jour, une dame me demande si je pouvais accueillir des travailleurs chez moi pour Noël. J’ai accepté. Nous nous sommes retrouvés avec une trentaine de travailleurs à la maison. Ils sont restés trois jours!» La fête de Noël est devenue une tradition.
Elle et sa famille donnent des vêtements, de la nourriture et surtout beaucoup d’amour. «Sans l’apport de ces travailleurs étrangers, nous n’aurions pas de maïs, pas de pommes de terre, pas d’ognons, pas de carottes, pas de brocolis. Ils travaillent pour nous, mais qui travaille pour eux?» se demande-t-elle.
Maria m’explique les raisons profondes de son engagement. «Aujourd’hui, l’Évangile relatait l’histoire des disciples d’Emmaüs. Ils marchaient auprès de Jésus ressuscité, mais ne l’ont pas reconnu. Les travailleurs étrangers qui viennent dans nos fermes, eh bien, c’est Jésus qui marche à nos côtés, ce Jésus que nous ne reconnaissons pas. C’est Jésus qui manque de nourriture, qui manque de vêtements.»
Cette «Église dans les champs» joue un rôle important pour ces ouvriers agricoles qui, malgré leur importance capitale, sont encore trop souvent laissés à eux-mêmes.
Une Église «dans le champ»
«Hola! Oyez, il y a quelqu’un?»
Cette phrase se répète de maison en maison. Depuis 19 heures, John Sanchez, Pierre Claver Nzeyimana et moi visitons les travailleurs migrants temporaires agricoles de Saint-Paul-d’Abbotsford, dans le diocèse de Saint-Hyacinthe.
John, ancien séminariste en Colombie, maintenant marié à une Québécoise et père de famille, est responsable diocésain de la pastorale des migrants et des travailleurs saisonniers. Pierre est vicaire dans quelques paroisses du diocèse. L’un est originaire de la Colombie et l’autre du Rwanda. Pierre a appris l’espagnol lors d’un séjour en Espagne.
Ensemble, ils forment un véritable duo missionnaire. Armés de leur sourire, ils frappent à la porte des maisons où sont logés les employés des fermes et des pépinières de ce vaste territoire.
Ce soir-là, John et Pierre avaient une invitation toute spéciale à lancer à ces paroissiens temporaires: une messe en espagnol qui aura lieu quelques jours plus tard. «Ça, c’est de la mission!» me lance John.
De l’extérieur, les logements (quelques roulottes et des maisons) sont très bien entretenus. Dès que nous entrons dans leur résidence, nous sommes happés par des odeurs alléchantes. Certains cuisinent, tandis que d’autres sont à table. Partout, la vaisselle est lavée et parfois rangée. Les machines à laver et à sécher le linge fonctionnent à plein régime.
Les travailleurs sont surpris par notre visite. Cependant, les conversations démarrent aussitôt. Les sourires apparaissent et les poignées de mains s’échangent rapidement.
John en profite pour distribuer des cartes professionnelles et des dépliants de l’Union des producteurs agricoles, qui vient en aide aux travailleurs.
Hola, ¿cómo estás?
Puis, il demande à la ronde: «¿Cómo estás?» La réponse fuse immanquablement: «Está bien.» Cependant, je peux lire la très grande fatigue sur leur visage. Ils font un travail harassant. Souvent, ils portent encore leurs vêtements de travail maculés de boue et de poussière.
Je sens derrière leur sourire une certaine retenue. Ils préfèrent parler de leur vécu et de leurs besoins avec John et Pierre en privé. John m’explique d’ailleurs qu’il les accompagne au besoin à l’hôpital lorsqu’ils se blessent. Il les soutient lors de coups durs dans leur famille restée au pays. Parfois, les deux missionnaires vont prier avec eux.
Parmi les travailleurs rencontrés, certains sont réguliers, comme Enrique et Raoul. L’un et l’autre cumulent plus de 40 ans d’expérience, ici ou en Ontario. Leur fierté est palpable. Raoul parle d’ailleurs bien le français. D’autres sont très jeunes et en sont à leur première expérience.
Dans la dernière maison de la tournée de ce soir, nous ne rencontrons qu’un seul travailleur. Ses compagnons sont déjà couchés. De nombreux plats préparés sont sur le comptoir. Ce sont les lunchs pour le lendemain midi.