Mathieu Bélisle
Photo: Maxime Boisvert

Mathieu Bélisle, le skieur de la nuit

Enseignant en littérature au Collège Jean-de-Brébeuf, membre de l’équipe de rédaction de la revue L’Inconvénient et essayiste, Mathieu Bélisle s’est imposé ces dernières années comme figure incontournable du paysage culturel québécois. Nous l’avons rencontré pour discuter de ses ouvrages et des «questions essentielles» qu’ils soulèvent.

Pour bien saisir le portrait de Mathieu Bélisle, il faut d’abord tracer les contours d’un homme généreux: un homme désireux de communiquer sa pensée, son cheminement, mais dans une ouverture à l’autre, à son expérience personnelle, à son humanité. Mathieu Bélisle carbure aux discussions. Il aime visiblement échanger, avec l’humilité de celui qui se livre, en même temps qu’il s’éveille à l’inconnu.

C’est dans cette perspective que l’on peut appréhender sa démarche d’écriture. Voilà à peine cinq ans que l’essayiste a publié Bienvenue au pays de la vie ordinaire. Deux autres essais sont sortis depuis, L’Empire invisible (2020) et Ce qui meurt en nous (2022). Cette production soudaine, il la relie lui-même à une expérience personnelle qui l’a confronté à sa propre mort, au tournant de la quarantaine. C’est aussi à cette époque que l’essai s’est imposé à lui: l’essai comme genre littéraire majeur, l’essai comme projet de vie.

L’essai

Mathieu Bélisle se décrit lui-même comme l’héritier de Pierre Vadeboncœur (1920-2010), ce grand syndicaliste et essayiste québécois. Vadeboncœur a certainement contribué à donner à l’essai ses lettres de noblesse, mais il offre aussi l’exemple d’une publication au rythme soutenu, comme des cailloux semés sur le chemin d’une vie.

En outre, l’essai constitue certainement un genre qui force l’humilité en ce qu’il demande de se livrer sans les artifices de la fiction ou les complexités langagières de la poésie. D’ailleurs, Ce qui meurt en nous marque un changement dans l’écriture de Bélisle: ce dernier livre est beaucoup plus personnel et introspectif. Il s’agit d’une proposition «hors série», comme le dit son auteur, écrite sans beaucoup de recul, dans le vif de l’expérience pandémique.

Ce n’est certainement pas un hasard si, au même moment, Bélisle signe la préface de la récente réédition des Deux royaumes de Vadeboncœur. Cet ouvrage devenu introuvable marque un tournant dans la pensée et l’écriture de l’ancien syndicaliste: c’est là où il assume pleinement son individualité et son intériorité, là aussi où il refuse l’idéal québécois réduit au monde du visible. Mathieu Bélisle le commente ainsi dans sa préface:

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«[Vadeboncœur] cherchait plutôt à tendre un fil que la majorité de ses contemporains avaient rompu, délibérément ou non, le fil qui reliait un Royaume à l’autre, l’ici-bas à l’au-delà, il cherchait à se remettre en chemin sur ce fil, à se placer sur cette “ligne du risque”, comme un funambule sur la corde tendue au-dessus du vide, il comprenait que la vérité, la plénitude auxquelles il était si attaché se trouvaient sur ce chemin peu fréquenté, dans la tension et le va-et-vient entre les pôles. […] Il s’agissait simplement de ne se priver d’aucune ressource, de ne refuser aucune question, de tout accueillir et tout comprendre, le proche et le lointain, le nouveau comme l’ancien.»

Ces propos sont d’autant plus intéressants qu’ils semblent aussi éclairer le cheminement personnel de Mathieu Bélisle, dans sa recherche du monde spirituel et dans sa confrontation avec tout ce qu’il ne comprend pas.

L’exigence d’une vie intérieure

Mathieu Bélisle le dit souvent, ses parents étaient les gens d’un seul livre (la Bible), alors qu’il a voulu, lui, être l’homme de tous les livres. Son père était pasteur, lui enseigne la littérature au cégep. Ce parallèle n’est pas anodin. Certes, le fils opère une rupture par rapport à la foi de ses parents, mais il conserve néanmoins un fort sentiment de ce qui lui manque, le besoin d’un absolu et une quête de plénitude.

Mathieu Bélisle confie n’avoir jamais eu un tempérament de croyant. En même temps, il dit l’être par la force des choses, dans la mesure où, pour lui, la foi est liée à l’espérance.

La foi, c’est la fidélité à une espérance.

«En comprenant que je n’étais pas un croyant ou de peu de foi, j’ai compris ce qui me manquait. Le défaut de notre conception de ce qu’est la foi, c’est [que c’est] compris comme une certitude, une sorte de roc inébranlable et qui au fond est inaltérable et ne peut être atteint par rien. Ce n’est pas ça. La foi, c’est la fidélité à une espérance.» Pour lui, «à partir du moment qu’on comprend ça, on comprend que le doute est indissociable de la foi, que l’incertitude est indissociable de la foi».

Devant son manque et son insuffisance, il ressent le besoin de tout s’expliquer. Conscient de ses propres limites humaines, il oriente sa quête vers tout ce qui le dépasse, dans une constante tension entre l’idéal et le sentiment d’incapacité. En faisant référence à Pascal, il dit: «J’aime l’idée que le grand paradoxe de l’être humain [est] que, dans un être aussi petit, on ait pu placer des idées aussi grandes et un sens aussi puissant que l’infini.» 

C’est là toute son exigence que de se mesurer à ce qui est plus grand que soi. Il l’explique bien quand on lui demande à son tour ce qu’il désire léguer à ses enfants:

«Ce qui est important de donner à mes filles, c’est le besoin d’un dépassement, le besoin d’une transcendance. Le besoin de [leur] dire: la vie n’est pas seulement ce que vous en voyez ou ce que vous en connaissez, il y a plus, il y a mieux. Et ce mieux, c’est un sens de l’exigence qui n’est pas ou qui peut être de l’ordre d’un dépassement performatif, mais c’est beaucoup plus que ça. C’est de cultiver une curiosité, une ouverture et un désir de connaitre ce qu’on ne connait pas, ce qu’on ne comprend pas.»

Les vérités désagréables 

La conséquence pour l’essayiste qui prend la mesure du «déficit de transcendance» de son époque, c’est qu’empruntant nécessairement des chemins de plus en plus intérieurs, en direction de ce qu’il ressent comme un manque, il en vient à assumer de plus en plus son individualité par rapport à la collectivité. On le remarquait déjà dans Bienvenue, mais cela semble encore plus vrai dans Ce qui meurt: Mathieu Bélisle ose des constats dérangeants au sujet de la société québécoise.

Il n’est pas facile d’être porteur de «vérités désagréables», qui «rompent avec l’unanimisme», pour reprendre les expressions qu’il utilise dans sa préface pour parler de son mentor. Cela comporte un risque, car toute écriture appelle un lecteur. L’écrivain a besoin de l’Autre pour sortir de lui-même. En ce sens, le principal risque encouru est le rejet ou l’incompréhension. Cependant, plus l’écrivain se découvre, plus, paradoxalement, l’exigence personnelle de la prise de parole s’accroit.

En publiant Ce qui meurt, l’essayiste ressentait un sentiment d’urgence. Il reconnaissait toutefois le risque de ne pas être entendu, voire d’être vertement critiqué. Comme il le souligne dans son essai, l’espace du dicible en période de crise est considérablement réduit. La démocratie même se révèle des plus fragiles. C’est pourquoi l’essai a été publié un an après son écriture, au moment où les tensions sociales s’assouplissent et où la parole devrait reprendre lentement ses droits.

Les questions essentielles dont on ne parle pas

L’écrivain affronte notamment ce que la pandémie aura révélé de la société québécoise, soit son rapport de déni avec la mort. Car au «pays de la vie ordinaire», on ne s’occupe que de l’horizon prosaïque des choses et on nie la part transcendante de la vie humaine. Ce qu’il écrivait déjà en 2017 a aujourd’hui une portée plus dramatique, se concrétise de manière inquiétante en période d’incertitude.

De façon générale, l’une des choses que l’intellectuel reproche à ses concitoyens québécois, c’est d’avoir rejeté la richesse d’un contenu en même temps que d’avoir rejeté la religion.

Mathieu Bélisle
Photo: Maxime Boisvert

«Pour moi, la religion, c’est la rencontre entre les questions essentielles et une organisation politique structurée. Mais à partir du moment qu’on défait l’organisation politique structurée, les questions essentielles restent. Mais là, nous, ce qu’on a fait, c’est qu’on a pensé qu’en défaisant ça on enlevait tout. Mais les questions essentielles sont restées.»

Voilà le reproche et aussi le défi auxquels nous confronte Mathieu Bélisle: serons-nous capables d’affronter ces questions essentielles qui sont celles de la souffrance et de la mort, notamment? Ces questions qui se précisent dans Ce qui meurt, la pandémie les aura fait ressurgir avec violence, mais nous avons préféré les ignorer.

Or, la souffrance et la mort font partie de l’expérience de la vie, nous dit Mathieu Bélisle. Une tradition philosophique qui remonte à l’Antiquité soutient même que, pour comprendre le sens du bonheur, il faut d’abord en être privé. À ce sujet, il est intéressant de rappeler que, comme beaucoup d’autres écrivains et chercheurs de sens, Mathieu Bélisle a commencé son aventure dans l’écriture par un séjour à l’hôpital.

Il affirme d’ailleurs que, «pour être heureux et être humain, il faut avoir vécu des choses dures qui nous font aimer la vie ou nous la font comprendre, chérir». Il ajoute immédiatement: «Mais on ne parle pas de cela, c’est comme si ça n’intéresse personne, comme si on vivait dans un monde où la souffrance est quelque chose d’innommable.»

Nommer, voilà ce que Mathieu Bélisle propose.

Lueur dans une nuit sans lune

À la toute fin de son dernier essai, l’écrivain termine par un morceau plus lyrique, plus lumineux. C’est peut-être à ce moment aussi (ainsi que dans l’avant-propos) que le lecteur entre au plus loin dans l’esprit de l’auteur.

«Je ne connais rien de plus heureux qu’une promenade en ski de fond lors d’une nuit sans lune, où je découvre chaque fois que la lumière de la neige, discrète, ne m’a pas oublié, que chaque flocon a conservé quelque chose du soleil de la journée, exactement comme les lucioles en été, que cette neige luit encore, qu’elle trace mon chemin, me permet de mesurer l’épaisseur des ténèbres.»

Oui, Mathieu Bélisle est ce skieur de fond qui, empruntant le sentier indiscernable, dans l’obscurité du soir venu, cherche à capter la lumière que reflètent tous ces flocons de neige tombés du ciel.

Mathieu Bélisle, Ce qui meurt en nous, Montréal, Leméac, 2022, 144 pages.

Préface de Mathieu Bélisle dans Pierre Vadeboncœur, Les deux royaumes, Montréal, BQ, 2022, 227 pages.

Émilie Théorêt

Émilie Théorêt détient un doctorat en études littéraires. En historienne de la littérature, elle aime interroger les choix qui ont façonné et qui façonnent encore la société québécoise.