Victor DeLamarre force

Victor Delamarre, le Samson du Québec

Curiosité historique, fontaine d’anecdotes, noble témoin du Canada français, Victor Delamarre attire par sa force physique et spirituelle les foules de son époque. Digne héritier d’une longue tradition d’hommes forts au Québec, il se distingue par la profonde dévotion qu’il colporte à travers la province entre deux tours de force. Portrait d’un Samson bien de chez nous.

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Victor Delamarre, le Samson du Lac, est fort. Fort au point de battre le record de Louis Cyr à l’âge de 26 ans. C’est une reprise de David contre Goliath. Comparons : Louis Cyr pèse 165 kilos; Delamarre en fait 66. Le gringalet fracasse les records avec son célèbre dévissé de 140,4 kilos, plus du double de son poids. Quoi qu’en disent certains détracteurs, l’homme jouit d’une force extraordinaire. Il est surprenant qu’un si petit gabarit ait pu la contenir.

Ne présenter que les attributs physiques exceptionnels et les nombreux exploits de Victor Delamarre ne lui rend toutefois pas justice. Sa force, c’est dans tout son être qu’elle se déploie. Cet aspect moins connu de la légende mérite d’être enfin exploré. Avec une foi aussi puissante que ses muscles et une volonté de fer enveloppée dans un cœur tendre, Victor est beaucoup plus que le roi de l’haltère.

Une pépinière d’hommes forts

Le Québec est connu depuis longtemps pour être une riche pépinière d’hommes forts. Pour Paul Ohl – auteur de Louis Cyr (2013), la biographie dont est tiré le film Louis Cyr : l’homme le plus fort du monde –, le Québec se démarque par une surprenante proportion d’hommes forts par habitant. L’auteur le compare ainsi à la Scandinavie et à l’Écosse, régions particulièrement célèbres pour leurs guerriers. Le Québec ayant sa place parmi les Vikings et les Highlanders, Louis et Victor, pour ne nommer qu’eux, ne sont pas des cas isolés: ils s’inscrivent plutôt dans une longue tradition.

À quoi peut-on attribuer cette étonnante prévalence? Il semble que les Hercule modernes soient presque tous issus du milieu rural, les bucherons et les forgerons y tenant la place d’honneur. Les conditions de vie rudes de ces milieux, par ailleurs très peu mécanisés à l’époque, amènent les villages à se développer autour de la force physique. Puisque leur survie dépend d’elle, les hommes se mesurent les uns aux autres par des tours de force. Les exploits sont au cœur de bien des conversations.

Noir de tête, dur de bras

Né à Hébertville, petit village agricole du Lac-Saint-Jean, en 1888, Victor passe son enfance à Québec. Sa famille s’y établit alors qu’il est tout jeune. Malgré sa petite taille, il se démarque très tôt par son exceptionnelle vigueur. Dès l’âge de huit ans, il a la réputation d’un coriace que personne ne peut mettre à terre. Il fait régulièrement le trajet entre la basse-ville de Québec et le Sault Montmorency à vélo.

Un ami d’enfance dira de lui: « Il était petit, noir et avait une poigne de fer, de sorte que nous n’étions jamais capables de le coller par terre. C’était une vraie petite barre de fer » (Desbiens, 1973).

« Homme de la nature, amoureux des cours d’eau, des montagnes,
des bois. Sain, équilibré. Au fond, un cœur d’enfant
dans un corps de lion. » – Raymond Desbiens

Il a de qui tenir, car il est issu de lignées d’hommes forts. Son père, notamment, est bien connu parmi les siens pour sa force hors du commun. Son oncle, l’abbé Elzéar Delamarre, fondateur de l’ermitage Saint-Antoine de Lac-Bouchette, rapporte dans un livre aux accents hagiographiques rédigé du vivant de son neveu qu’il avait une épine dorsale de dix centimètres de large, deux fois plus que celle de la plupart des hommes reconnus pour leur bonne carrure (Delamarre, 1998).

Petits et grands exploits

Très doué à l’école, Delamarre est d’abord destiné aux études par sa famille. Or, sa vigueur l’attire hors de l’école. À 13 ans, il s’entraine déjà à la boxe et bat des garçons âgés de 17 et 18 ans. Par crainte que la ville ne corrompe ses mœurs, ses parents l’envoient à la ferme de son oncle au Lac-Saint-Jean. Il y restera pendant deux ans, travaillant à la ferme et poursuivant ses études avec sa tante jusqu’à ce que sa famille vienne s’installer à Lac-Bouchette. C’est à partir de ce moment que la légende commence à se former.

Dès l’âge de 14 ans, il rêve de battre le record de son idole, Louis Cyr. Encouragé par des gaillards de son entourage, il lève de terre, jusqu’au genou, une section de rail estimée à 430 kilos. Le travail agricole donne au jeune Victor de multiples occasions de démontrer sa force. Les anecdotes de cette période sont nombreuses. Pour n’en nommer que quelques-unes : des charges de 204 kilos sur de très grandes distances; une charrette de foin tombée dans un fossé redressée à lui seul; le port d’un rail d’environ 430 kilos sur son épaule et la capacité de soulever des chevaux d’environ 680 kilos. Plus d’une pièce de vingt-cinq cents a été pliée entre ses doigts!

Une force qui vient de Dieu

Parmi tous ses attributs, le plus surprenant est sa ferveur et son attachement au Christ. Il commence chaque représentation par un grand signe de croix et se plait à répéter que sa force lui vient du Sacré-Cœur. Il porte d’ailleurs sur lui une médaille du scapulaire et une petite croix. Pour lui, il n’y a aucun doute : sa force était un don de Dieu. Lors d’une démonstration à Hébertville, sa ville natale, des amis d’enfance lui demandent d’où il tient sa force prodigieuse : « C’est le bon Dieu qui me l’a donnée et j’ai tâché de la conserver. Pour cela, j’ai évité de boire et j’ai essayé de vivre en bon chrétien » (Delamarre, 1998).

Ses tournées de démonstration attirent les foules, que son caractère simple et généreux charme aussi bien que les tours qu’il présente. Les gens se plaisent à le côtoyer à cause de sa nature cordiale et joyeuse. Il s’attire même les faveurs du frère André, qu’il a connu lors de ses quelques années à Montréal. Les deux se sont liés d’une profonde amitié. Delamarre est d’ailleurs particulièrement prodigue envers l’Église : il remet toujours une partie de ses gains aux paroisses où il se produit. Il aimait tant l’Église et ses représentants que, lors d’une de ses représentations, il expulse un spectateur – en formule « poche de patates » à l’épaule! – dont les propos manquent de respect au vicaire de la paroisse, présent sur les lieux.

« Pour Victor Delamarre, il n’y a aucun doute:
sa force était un don de Dieu. »

Plusieurs faits relatés par des proches et même des exploits devant public ont soulevé la controverse déjà à l’époque et sont jugés impossibles aujourd’hui. Le livre de l’abbé Elzéar est à ce titre considéré comme ayant un caractère plus hagiographique que biographique, en raison de son caractère élogieux. Que Delamarre ait attribué sa force au Sacré-Cœur, envers lequel il a sa vie durant une grande dévotion, a peut-être contribué à le discréditer aux yeux de certains. On lui reproche d’ailleurs de trop parler avant ses démonstrations. Un artiste engagé avant l’heure.

Victor DeLamarre force

Des bras en service

Victor Delamarre n’a pas usé de sa force uniquement pour impressionner et évangéliser les foules. Lorsqu’on plonge dans le récit de sa vie, on constate rapidement que beaucoup des anecdotes rapportées ne concernent pas les démonstrations de force officielles, mais bien le secours rendu à l’un ou à l’autre. L’ermitage Saint-Antoine de Lac-Bouchette est d’ailleurs redevable à son intervention, lui qui a participé à sa construction.

Raymond Desbiens résume bien l’estime et l’attachement des contemporains dont il a récolté les souvenirs : « Rieur, discret, taquin parfois, avec des répliques mordantes et toujours quelque chose à conter. Homme d’une pièce, d’une idée. Décidé. Une devise : Dieu seul est mon maitre. Un objectif : le bon renom de sa force, de son peuple, de sa foi. Une foi qui transporte les montagnes. Un besoin inné d’ordre, de discipline. Très sensible. […] Fasciné par les vieilles choses. Homme de la nature, amoureux des cours d’eau, des montagnes, des bois. Sain, équilibré. Au fond, un cœur d’enfant dans un corps de lion » (Desbiens, 1973).

Pour aller plus loin:
Elzéar Delamarre, Victor Delamarre, le roi de l’haltère, Lac-Bouchette, Ermitage Saint-Antoine, 1998, 253 p.
Raymond Desbiens, Victor Delamarre, «Superman» du Québec, Ottawa, Éditions La Presse, 1973, 107 p.
Paul Ohl, Louis Cyr, Montréal, Libre Expression, 2013, 432 p.

Illustration : Thomas Cavé

Jessye Blouin

Diplômée en linguistique et en rédaction, Jessye a un parcours professionnel éclectique qui l’amène à faire un détour dans l’évènementiel avant d’atterrir chez nous. Elle occupe le poste de chef de pupitre pour nos contenus Web. Depuis, elle réalise son rêve de petite fille : éditer et écrire sans mourir de faim.