Naples, Italie. Nous sommes quatre dans un minuscule ascenseur conçu pour deux personnes. Un bénévole met sa main dans mon dos pour éviter que je m’appuie sur les traces de sang qui souillent les murs. Je le remercie dans un italien approximatif, un sourire niais aux lèvres. Il y a des heures que je me demande dans quoi je me suis embarqué.
À Rome, ce matin-là, je quitte avec Antoine la maison générale des Frères des écoles chrétiennes (FEC), nos employeurs, pour partir à l’aventure. Une amie italienne veut nous faire découvrir une œuvre des frères à Naples, auprès des Roms. Tombée malade, elle nous laisse à nous-mêmes. Nous choisissons de partir sans guide. Antoine, au moins, parle italien.
À bord du train, je consulte Wikipédia. J’y apprends que ma destination, le quartier de Scampia, est considérée comme l’un des plus grands marchés de drogue et l’une des banlieues les plus dangereuses d’Europe. Super.
Nous voici donc à Naples, où nous prenons le métro jusqu’au bout de la ligne. Giulia, la jeune bénévole qui devait nous y attendre, n’est pas là. Un petit garçon nous tourne autour avec son vélo. Mes pensées s’égarent. Je songe à la scène de Breaking Bad où l’enfant sort un fusil et abat l’étranger entré sur son territoire. Giulia arrive enfin.
La camionnette conduite par Zhou – un autre bénévole – nous amène au pied d’un gigantesque immeuble brutaliste. À toutes les fenêtres battent au vent draps et vêtements. Nous entrons dans un couloir sombre à l’odeur humide qui s’enfonce sous le mastodonte. «C’est un peu glauque», rigole Zhou, en anglais. Je suis rassuré qu’il le reconnaisse. Un minuscule ascenseur nous y attend.
«Dans cette maison, ils ont choisi la vie!»
Treize étages plus haut, une porte s’ouvre sur l’inattendu: une odeur de pâtes fraiches dans un appartement lumineux et coloré. La vue d’une statuette du fondateur des FEC ne m’a jamais tant réconforté. Le bon frère Raffaele nous accueille dans un français teinté d’italien et nous montre une chambre où est écrit «Bienvenue les Canadiens. Pizza!»
Résurrection.
Nous mangeons les délicieux tortellinis préparés par le discret Giuseppe. Pendant que tous discutent en italien, j’en profite pour lire sur les murs les messages laissés par des bénévoles ayant vécu ici. L’un d’eux capte particulièrement mon attention: «Dans cette maison, ils ont choisi la vie!»
Un quartier oublié
Giulia et sa camarade Lisa, à peine 20 ans, nous font ensuite visiter le quartier à pied. La CasArcobaleno – Maison Arc-en-ciel – est le point focal de leur mission. Dans l’unique salle de classe se présentent chaque jour de jeunes décrocheurs qui tentent de terminer leurs études. Le soir, c’est l’aide aux devoirs pour les enfants. Nous apprenons que Giovanni, le concierge qui nous a ouvert, est un prisonnier à vie, affecté au travail communautaire à perpétuité.
Passant devant l’une des deux prisons du quartier, attentifs à ne pas marcher sur une seringue ou du verre cassé, nous discutons avec les filles. Elles racontent qu’elles n’ont (presque) jamais vu de violence dans les rues, que la réputation du quartier lui nuit beaucoup. Si elles ont d’abord été envoyées par leurs parents pour une semaine de bénévolat, elles ont choisi par elles-mêmes de revenir pour l’année. Leur motivation? L’amour des enfants.
Nous passons finalement près des immenses Vele, iconiques logements sociaux construits dans les années 1960. Le crime organisé s’y installe rapidement. Le gouvernement abandonne le quartier à son sort. On se croirait dans une fiction dystopique. Ces colosses de béton froids et imposants – habités, mais voués à la démolition – font monter en moi un sentiment de désespoir. À ma surprise, je n’entends pourtant rien d’autre que de la musique et des rires d’enfants. Je commence aussi à remarquer des signes de résistance: des fresques joyeuses et des bibliothèques communautaires plantées comme des fleurs dans l’asphalte.
Les Roms, exclus des exclus
Nous arrivons finalement à un austère poste de police qui cache un restaurant festif. Des gens y entrent pour un évènement auquel nous assisterons: une commémoration de l’Holocauste, au cours duquel les Roms d’Italie ont aussi été persécutés. La camionnette des frères arrive, et Simone, un bénévole qui la conduit, nous invite à monter. «C’est Scampia ici, ça va commencer en retard», dit-il à Antoine en riant.
Nous allons chercher les enfants au camp gitan. Simone prend une route étroite pour traverser un dépotoir aux piles de déchets aussi hautes que nos bancs de neige québécois. Il pousse quelques coups de klaxon et s’arrête. Je ne comprends pas pourquoi.
Je remarque alors des petits taudis derrière les déchets. Quelques enfants sortent en courant et envahissent la camionnette. Je n’ai jamais rien vécu de tel. Je voudrais pleurer parce que je découvre que des enfants vivent ici, mais Simone monte le son et la camionnette devient une véritable discothèque où les enfants chantent en chœur. Mais où suis-je?
Nous sommes arrivés au casse-croute, où les enfants reçoivent gratuitement pizza et Pepsi. Sous le choc, plus joyeux que je ne le voudrais, je descends de la camionnette avec les autres. Le petit Bryan est devenu le meilleur ami d’Antoine, alors que Mimi essaie de me convaincre que Ronaldo est un meilleur footballeur que Messi. Je le contredis avec quelques mimes pour l’agacer.
Plus tard, l’évènement commémoratif est bondé. Italien oblige, je n’y comprends rien, mais quand Simone prend la parole avec émotion, Antoine me traduit l’histoire de la petite Michelle. Récemment, à la veille de son entrée à l’école, elle décède dans le camp en marchant sur un fil électrique abimé…
Un modèle
De retour au camp, les mères remercient Simone chaleureusement. On amène ensuite quatre jeunes autostoppeurs à la station de métro. En arrivant chez les frères, Simone donne quelques vivres à un itinérant. J’apprends que, chaque mois, Simone coupe les cheveux des sœurs de mère Teresa, et qu’il a jadis aidé Giuseppe à se sortir de l’itinérance. C’est en reconnaissance qu’il cuisine ainsi pour la communauté.
C’est ça, la beauté de Scampia. Si la vue d’ensemble laisse paraitre un horizon verrouillé, mon cœur ne cesse d’être élargi en voyant qu’à échelle humaine, la vie triomphe.
Et encore. Le lendemain matin, nous retournons chercher les enfants, passons au même casse-croute, puis allons à la messe, là où frère Raffaele et Simone sont impliqués. Ce dernier est irrité par une homélie trop théorique, livrée par un prêtre remplaçant qui comprend mal la réalité du quartier. Je me sens chez moi. Après avoir grimpé sur le toit de l’église avec les enfants, j’ai peine à accepter qu’il faille déjà reprendre le train pour rentrer à Rome. J’utilise Google Traduction pour écrire à Simone: «Tu es un ministre du Christ et un modèle pour moi.»
*
Le camp que j’ai vu compte quelque 200 Roms, dont tous les enfants sont aujourd’hui scolarisés grâce aux efforts des frères. Le second camp compte plus de 400 résidents, dont très peu ont accès à l’école. La majorité des directions scolaires ont arrêté de répondre aux demandes insistantes de Simone. Une seule école a accepté une quarantaine d’enfants, d’un coup.
C’est ça, la beauté de Scampia. Si la vue d’ensemble laisse paraitre un horizon verrouillé, mon cœur ne cesse d’être élargi en voyant qu’à échelle humaine, la vie triomphe.
Photos : Gracieuseté des Frères des écoles chrétiennes.