Il y a autant de raisons de partir que de pèlerins. Autant de pèlerins que de chemins. Et autant de chemins que d’êtres humains. Il y a donc autant de raisons de partir que d’êtres humains. Et puis un jour, il n’y en a eu qu’une, rien qu’une seule. Une obligation de rester. De ne pas sortir. De balancer de l’infini de la route à la finitude de l’espace de nos appartements. Et puis un jour, il y a nous. Nous tous. Seuls, avec l’autre. Confinés, comme l’autre… comme le pèlerin en chemin. Mais quand le chemin se confine, le cheminement se déconfine…
C’était en l’an 2019. Un an avant le premier confinement. La route m’avait appelée. Encore une fois. Pour plus longtemps cette fois. Le temps qu’il faut pour puiser aux sources du chemin : le mien, et celui du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle.
C’était en l’an 834. Le roi des Asturies, Alphonse II, avait tracé le premier chemin de pèlerinage vers Compostelle, au départ d’Oviedo en Espagne. On le nommera ensuite le camino primitivo ; le chemin primitif, celui des origines, d’une étoile mystérieuse qui a guidé l’ermite Pélage jusqu’à l’emplacement de la sépulture de l’apôtre du Christ : Jacques le Majeur, pêcheur de Galilée, fils de Zébédée, et témoin privilégié, avec son frère Jean, de la transfiguration du Christ sur le mont Thabor. Sa mère avait sollicité de Jésus les meilleures places au Royaume pour ses deux enfants. Mais Jésus s’est retourné en interpelant vivement les deux hommes : « pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? ». « Oui, nous pouvons », lui dit Jacques. Il devient ainsi le premier martyr des douze apôtres. C’était en l’an 44.
Curieusement, c’est au moment où il sort de l’histoire que Santiago, évangélisateur de l’Espagne mort à Jérusalem, se prépare pour faire une entrée triomphale sur une terre qu’on qualifiait autrefois de « bout du monde »… parce que les hommes ne voyaient pas au-delà de l’océan.
Faire le camino, c’est risquer un face-à-face avec soi-même, avec le silence et la solitude.
C’est à Padrón, en Galice, que la tradition rapporte comment les disciples de l’apôtre auraient fait acheminer dans une barque sa dépouille, restée pourtant dans le noir jusqu’à ce que brille l’étoile dans l’obscurité du ciel de l’ermite Pélage. Depuis, des hommes et des femmes, de tous âges et de toutes croyances, suivent l’étoile qui brille dans leur ciel vers Compostelle. The camino is calling… and I must go. (Le camino m’appelle… et je dois partir.)
À l’aube du voyage, un appel
Mais comment qualifier cet appel alors que beaucoup de pèlerins ne sont ni chrétiens ni forcément tournés vers la spiritualité ? Si mes trois témoins ont tous pris une route différente de la mienne, le chemin français (camino francés), il va sans dire que chacun a entendu un appel singulier, un « pourquoi » voilé ou dévoilé, pour un chemin qui lui est particulier.
Elias, libanais immigré en France, est parti seul à Compostelle en 2019 comme on claque la porte. « 800 km alors que tu n’es quasiment pas sportif ? Tu es bourré, mec ! » « Je l’avais annoncé à mes amis dans un bar un samedi soir, et j’ai commencé à marcher trois jours après. Il m’a fallu peu de temps pour comprendre que c’était un appel à me réconcilier avec mes désirs. Et c’était flippant ! Car je suis habitué à ne penser qu’à ce qu’il faut faire, au point que j’ai oublié comment désirer ».
Jonathan, québécois, ancien dominicain, époux et bientôt papa, est parti en groupe organisé sur l’invitation d’un prêtre ami en 2009. « J’étais un athée militant avant de devenir chrétien à 21 ans. C’est là que mon pèlerinage a vraiment abouti. Compostelle n’était qu’un approfondissement cinq ans après. Je ne connaissais presque rien à ce chemin. Mais il n’y a pas eu de rupture. Tout s’est installé dans la continuité. J’avais besoin de discerner ma vocation. Évidemment, marcher était excellent pour cela ».
Agathe, française immigrée au Québec depuis son mariage, a marché seule trois étés consécutifs, presque un mois chaque fois, pour rallier Le Puy-en-Velay à Santiago sur plus de 1350 km. « J’ai voulu remercier Dieu de m’avoir montré à quel point il m’aimait… J’ai fini par y rencontrer celui qui est devenu mon époux aujourd’hui. »
Pauper et peregrinus (pauvre et pèlerin)
Il faudrait plutôt dire : pauvre car pèlerin. Sur la route, personne ne doit rien au pèlerin. Pour partir, il faut une âme large et humble. « J’y ai beaucoup résisté, se livre Agathe. Mais l’appel à faire ce chemin en abandon à la Providence était le plus fort. J’ai fini par casser ma carte bancaire pour mendier la générosité de l’habitant. Toutefois, il y a des moments où c’était plus difficile.
Un soir, je me suis couchée sur un lit d’herbes fines au milieu des vestiges d’un monastère cistercien abandonné. En regardant le ciel étoilé, j’ai eu l’impression que tous les moines qui ont vécu ici veillaient sur moi en cet instant. C’était extraordinaire ! C’est alors que je me suis souvenue que c’était l’anniversaire des deux ans de ma conversion ».
De son côté, Elias témoigne : « Un jour, sur le camino, j’étais reçu comme un roi dans une auberge. En quittant les lieux le lendemain matin, j’ai voulu mettre une petite contribution dans une boite disposée discrètement. C’est alors que je me rends compte que je n’avais pas d’argent sur moi. J’étais pauvre, pour une fois, moi qui cherchais toujours à m’occuper des autres… Quand on fait l’aumône à un clochard, on pense que cela nous coute. Mais notre orgueil s’en nourrit ! C’est bien plus difficile de recevoir gratuitement que de donner. Je n’avais rien à donner ce jour-là… et j’ai pleuré… ».
Fratelli tutti (tous frères)
Faire le camino, c’est risquer un face-à-face avec soi-même, avec le silence et la solitude. Mais « on ne se sent jamais seul en chemin, même quand on marche seul. La solitude devient comme habitée », précise Agathe.
De plus, le pèlerin croise toute une foule de visages qui l’interpellent : comment t’appelles-tu ? D’où viens-tu ? ¡ Buen camino ! (Bonne route !)
Jonathan, lui, faisait partie d’un groupe de 20 personnes qui avaient décidé de tout mettre en commun, comme les premiers apôtres :
« On a beaucoup cette idée aujourd’hui “qu’à chacun son chemin”. Mais on oublie qu’il y a aussi le Chemin, c’est-à-dire le Christ. Alors, le soir, on prenait toujours une heure pour partager en groupe ce que l’on a vécu de la journée. Cheminer ensemble est un vrai défi de fraternité, avec tout ce que ça implique comme frottements de caractères ».
C’est ainsi qu’à moins de 100 km de Compostelle, une pèlerine s’était agrippée au cou d’Agathe :
« S’il te plait, on va marcher ensemble jusqu’à Saint-Jacques ! Il faut qu’on y arrive ensemble ! » « Sur le coup, me dit Agathe, j’ai voulu lui dire “non”. Car je voulais arriver seule, à mon rythme, pieds nus si je veux… Mais je me suis soudainement rappelé mon premier jour de marche il y a trois ans, au départ du Puy-en-Velay. La nièce de ma famille d’accueil m’avait fait exactement la même demande, et je la lui avais refusée. C’était comme un miroir entre le début et la fin de mon chemin : “amène-moi avec toi ! On va marcher ensemble…” »
« Porte donc celui avec qui tu marches, afin de parvenir jusqu’à celui avec qui tu désires demeurer. » (saint Augustin)
« Parce que nous désirons sans fin, seul l’infini peut nous combler » (Denis Marquet)
« On a fait une entrée triomphale dans la ville ! » se remémore Jonathan. « On chantait des chants de joie ! On se prenait tous dans les bras ! Mais quel bonheur de retrouver d’autres pèlerins qu’on avait perdus de vue !… Avant que nous rattrape la nostalgie du départ : “c’est fini déjà ?!” »
Quand la fête de saint Jacques tombe un dimanche, comme c’est le cas en ce 25 juillet 2021, les pèlerins entrent à la cathédrale par la porte sainte qui ne s’ouvre que l’année durant. C’est une année dite jubilaire. « On est fait pour la fête ! s’exclame Jonathan. Et jubiler, c’est s’arrêter un moment pour célébrer tous ensemble. En traversant la porte sainte, on s’inscrit dans une chaine de pèlerins qui se prolonge depuis des siècles ».
« La messe des pèlerins ?… Oulala ! », s’émeut Elias, avant de me rapporter cet échange qu’il a eu avec un prêtre :
« Tu es parti de Saint-Jean-Pied-de-Port ? Ça fait presque 800 km pour un mois à peu près. Est-ce qu’il t’est arrivé un jour de penser, dès les premiers jours, “j’arrive ce soir à Compostelle ?”
– Certainement pas !
– Tu te dis sans doute que ce prêtre est fou ! Précisément. Car ce qu’il y a de plus beau dans le camino, c’est que tu ne t’engages que pour l’effort de la journée : tu te réveilles, tu fais ton sac pour les 30, 20, 15 ou peut-être même 5 prochains kilomètres que tu décides de marcher. Mais à partir de là, tu ne penses pas toute la journée à Compostelle ! Tu profites du silence, des paysages, des rencontres, de l’eau fraiche… Si tu t’égares, tu retournes sur tes pas, tu demandes à quelqu’un. Mais tu ne perds pas de vue la destination finale. Le chemin n’a de sens que parce qu’il a un but. Et en attendant, tu ne t’engages que pour la journée. Le chemin, c’est ce que tu vis pendant ces moments-là ! Il en va de même pour la vie spirituelle. Elle ne se vit que dans l’aujourd’hui ».
« Repenser à cela me donne le gout de repartir, sourit Jonathan. Cette grandeur d’âme que suscite le pèlerinage de Compostelle, c’est la magnanimité, ce désir d’aller encore plus loin ».
Mais confinés, à court de ressources ou de mobilité, on n’a peut-être pas tous la possibilité de (re)faire le chemin physiquement. Néanmoins, comme le souligne Guy de Larigaudie, « ce n’est pas pour autant que cette aventure dépasse notre carrure… Il nous suffit d’avancer, comme un voilier cinglant, vers cette étoile au grand large, repère unique et unique espérance. Il nous suffit de marcher vers notre Dieu pour être à la taille de l’infini, et cela légitime tous nos rêves. »
Alors, ultreïa ! Plus loin. Pour que le chemin devienne cheminement, et que le marcheur demeure pèlerin.