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Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

La préservation du patrimoine religieux, un défi communautaire

«Sauvez mon âme!» Titre d’une chanson de l’auteur-compositeur-interprète Luc De Larochellière, cette injonction pourrait également être le cri du cœur lancé par des centaines d’églises désacralisées ou excédentaires. Aujourd’hui, plusieurs églises – de moins en moins fréquentées – sont devenues de véritables croix que les diocèses ne peuvent plus, ne veulent plus, porter sur leurs épaules. Ils les vendent au plus offrant. Devant l’hécatombe, Le Verbe s’est entretenu avec des experts en patrimoine bâti afin de savoir s’il est encore possible de sauver leur «âme».

Le ciel est gris en ce 1er mars 2019. La neige recouvre encore les rues. Les quelques piétons qui attendent l’autobus ce jour-là assistent à un moment historique. Devant leurs yeux, deux tracteurs s’affairent à démolir le presbytère de l’ancienne église Saint-Victor. À peine quelques minutes après avoir commencé leur œuvre funeste, les engins se taisent. Dans le silence, les restes fumants de l’ancien presbytère gisent au pied de l’église, qui bientôt subira le même sort.

Aujourd’hui, de l’église Saint-Victor, centenaire, ne subsistent que la façade et son clocher. Tout autour ont pris place le groupe communautaire Pas dans la rue, qui offre des logements aux anciens itinérants, et la coopérative d’habitation Gonthier.

L’âme

Toutefois, malgré le développement du site axé sur la dignité des personnes, quelque chose semble manquer à cet ensemble. «Il manque l’âme de l’église! Nous avons sauvé les apparences!» lance Luc Noppen, responsable de la Chaire de recherche sur le patrimoine urbain de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

«Cependant, poursuit-il, je crois que garder l’empreinte physique du bâtiment dans la mémoire des gens, c’est une forme de consolation. Si l’église avait complètement disparu, il est fort probable que, dix ans plus tard, plus personne ne s’en serait souvenu.»

Architecturalement parlant, l’édifice était très banal. «C’était une église temporaire qui aurait pu devenir un centre de loisirs une fois qu’on en aurait construit une autre plus belle et plus spacieuse à proximité», précise Luc Noppen qui s’est penché sur son histoire.

Banal certes, mais les catholiques de la paroisse y étaient très attachés. «L’attachement que l’on a envers un bâtiment comme celui-ci va être essentiellement affectif. C’est pourquoi j’ai toujours défendu l’idée que cela n’est pas aux experts de dire que ceci est du patrimoine, que cela n’en est pas. Le patrimoine, il émerge dans la collectivité. Il est porté par les gens», avance le spécialiste.

Quoi qu’il en soit, pour Luc Noppen, le développement du site de l’ancienne église Saint-Victor est un succès dont il parle à l’étranger. «Lorsque je prononce des conférences en Europe, je n’hésite pas à présenter le cas de Saint-Victor comme une réussite.»

Mais une question demeure. Peut-on parler de réussite lorsque l’«âme» d’un ancien édifice cultuel n’y est plus? À cette question, Jérémie Bisson, architecte de Québec, catholique pratiquant, répond d’emblée: «Non.»

Dès que l’on convertit le bâtiment, il y a une certaine perversion, car c’est comme si le lieu qui était ouvert vers le ciel se referme. Les églises sont des lieux de rassemblement. En même temps, elles sont plus que des lieux de rassemblement. C’est une communauté qui célèbre et qui est tournée vers la louange, vers la résurrection et la vie éternelle. Dès que l’on change l’usage de ce bâtiment, on perd la troisième dimension, qui va au-delà de l’usage personnel et de l’usage collectif.

Jérémie Bisson

Néanmoins, selon Jérémie Bisson, «il y a des moyens pour préserver l’âme, ou du moins cette troisième dimension. Par exemple, il faut laisser la possibilité à la contemplation. S’il y a des œuvres d’art, des croix, si les vitraux sont laissés là, s’il n’y a pas un plancher qui vient couper la vue sur le plafond, si le sanctuaire est conservé comme un espace un peu sacré, alors il existe une possibilité que la personne qui le visite, même si le bâtiment n’est plus un lieu cultuel, éprouve le désir de se tourner vers Dieu. Je pense que oui, mais il faut que la nouvelle fonction de l’édifice n’empêche pas cette introspection.»

Encore faut-il que les promoteurs et les architectes soient sensibles à la dimension religieuse et spirituelle! «Comme la majorité de la population, ils ne s’y intéressent pas!» souligne-t-il.

Pourtant, certains architectes tentent de sauvegarder l’«âme» des anciennes églises tout en les rendant aptes à répondre aux besoins des nouveaux propriétaires. C’est le cas de Marie-Josée Deschênes, spécialisée dans «le patrimoine de toute sorte, et tout particulièrement les églises».

Catholique elle aussi, Marie-Josée Deschênes cumule près de 30 années d’expérience comme architecte. Elle connait bien les défis que cela représente. «Le bâtiment a une âme. Plus il est élaboré, plus des personnes ont travaillé fort, plus les artisans étaient talentueux. Ce sont ces âmes-là qui habitent le bâtiment.»

Lorsqu’elle travaille sur une ancienne église, l’architecte montréalaise applique certains principes. «Par exemple, j’essaie de ne jamais fermer la perspective centrale. D’habitude, lorsque tu fais cela, tu fais un bon bout de chemin.»

Lieu de rassemblement

Comme Jérémie Bisson, Marie-Josée Deschênes souligne une condition essentielle pour que l’«âme» de l’église désacralisée subsiste dans le temps. «La compatibilité de vocation. L’église, à la base, c’est un lieu de rassemblement.»

Pour elle, il est donc important que le nouveau projet devienne un «lieu de convergence. Il peut y avoir différentes clientèles qui vont utiliser le lieu. Comme il peut y avoir différents espaces dans le lieu. J’accompagne plusieurs comités, plusieurs communautés. Je leur dis toujours: “Il faut d’abord analyser les besoins de votre communauté. Ensuite, pensez à un besoin qui va rassembler, comme des salles multifonctionnelles, des bibliothèques, des gymnases, une épicerie.”»

Luc Noppen consacre lui aussi beaucoup de temps à discuter avec des citoyens qui veulent préserver leur église désacralisée. Il considère que le dialogue est beaucoup plus aisé en milieu rural.

«Ce sont des communautés plus homogènes. Les gens s’identifient à leur village, à leur église. Avec eux, nous discutons au sujet de ce qui leur manque dans le village. Ils peuvent me dire que cela prend un petit café où les gens pourraient venir lire leur journal et se rencontrer. Certains peuvent vouloir un comptoir postal, un guichet automatique. Ensuite, on prend tous ces usages et on met cela dans l’église. Ce qui laisse quand même un bon espace qui sert de lieu de rencontre, notamment pour des services religieux ou encore des services funéraires. Cela devient un bâtiment qui est occupé à plein temps.»

Marie-Josée Deschênes aime également travailler de cette manière. «C’est ce que je veux, moi, des projets porteurs pour la communauté. C’est mon rêve. Chaque fois que je m’embarque dans un projet, c’est ce que je tente de mettre en application. Jusqu’à maintenant, cela va bien.»

En ville, cependant, les choses peuvent se compliquer, car les enjeux sont plus significatifs. Il faut donc une plus grande vigilance. Luc Noppen veille au grain. «Mon grand plan, c’est d’utiliser le plus possible d’églises et de sites à des fins communautaires pour que les promoteurs ne partent pas avec les bâtiments et le terrain.»

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Des millions et des millions

Outre le site de Saint-Victor, Luc Noppen cite comme exemple à suivre le cas de l’ancienne église Sainte-Brigide à Montréal. «Cela fait presque 20 ans que je travaille là-dessus. On aura dépensé bientôt 35 millions parce que beaucoup de groupes communautaires se sont investis là-dedans. Nous avons construit dans le stationnement une coopérative d’artistes, une cinquantaine de logements. Sept ou huit groupes communautaires se sont installés là. C’est un milieu vivant. Il reste une dernière portion de la nef à réaménager prochainement, et là, cela sera terminé.»

Malgré tout, pour les catholiques, une église transformée est une mort qu’il faut vivre, un deuil qu’il faut surmonter. Davantage encore si l’édifice disparait complètement.

«C’est certain que nous aurons besoin de moins en moins d’églises à conserver pour le culte. Je pense qu’il ne faut pas trop se scandaliser du fait que des églises vont être démolies.  Nous n’avons pas le choix. Il faut abandonner un peu. C’est un deuil nécessaire, malheureusement. Il faut passer par la mort pour ressusciter avec le Christ. Je pense qu’il faut passer par cette mort-là!» lance Jérémie Bisson.

«Parce que c’est un tsunami!» ajoute Luc Noppen. «Il suffit de lire les journaux pour comprendre la situation. Si nous voulons éviter des démolitions en cascade et des récupérations par des promoteurs véreux, si nous voulons redonner ce patrimoine entre les mains des collectivités locales, il faut investir un peu plus pour traiter plus de cas. Nous avons averti le gouvernement du Québec que, si nous voulons vraiment être cohérents dans ce dossier, il va falloir investir 100 millions par année.»

C’est probablement à ce cout que l’on arrivera, peut-être, à sauver l’âme des églises tombées au combat.

Yves Casgrain

Yves est un missionnaire dans l’âme, spécialiste de renom des sectes et de leurs effets. Journaliste depuis plus de vingt-cinq ans, il aime entrer en dialogue avec les athées, les indifférents et ceux qui adhèrent à une foi différente de la sienne.