proches aidants
Illustration : Marie-Pier LaRose / Le Verbe.

Les proches aidants : effacés et essentiels

Un repas, un transport, une coiffure, un bain, une visite : de simples gestes du quotidien, mais qui, donnés à des personnes en perte d’autonomie, comptent grandement. Ils sont estimés à 1,13 million au Québec, ces dévoués de l’ombre qui offrent une aide gratuitement sans compter leurs heures. Incursion dans l’univers des proches aidants, ces autres anges gardiens des services essentiels.

« Est-ce que nous sommes à Saint-Pierre-de-Broughton ? » demande la mère de Julien Foy, regardant inquiète par sa porte-fenêtre. Depuis que le diagnostic d’Alzheimer de sa mère est tombé, Julien vit dans l’appartement au-dessus de chez elle. Il l’accompagne fidèlement du lever au coucher, depuis huit ans.

« Je suis parti de Montréal pour venir l’aider. Là-bas, j’avais tous mes amis. Dans son village, j’étais juste un étranger de passage. Au début, quand je suis venu ici, j’étais sûr que ma mère irait par elle-même dans une résidence. Mais plus ça allait, plus je sentais qu’elle désirait vraiment rester chez elle. Graduellement, mon engagement est devenu plus profond. »

Éric Plante, lui, recevait de temps à autre un appel téléphonique de son père à Charlesbourg à cause d’un dégât d’eau ou d’un plat qui avait brulé sur le poêle. À d’autres occasions, il devait s’armer de patience pour retrouver un dentier, des lunettes, un appareil orthopédique ou faire l’épicerie pour éviter que sa mère achète tout en double.

C’est de cette façon qu’il a commencé à être proche aidant pour sa mère de 91 ans atteinte d’une démence vasculaire et de l’Alzheimer, et par la suite pour son père de 86 ans en perte d’autonomie physique et cognitive. Si ses parents ont fini par quitter la maison familiale en 2017 vers une résidence pour ainés, son rôle ne s’est pas amoindri, au contraire.

Quelques statistiques
85 % des soins aux ainés sont assurés par des proches aidants, selon le MSSS.
15 % des proches aidants au Canada ont moins de 15 ans.
– La somme moyenne dépensée par année par un proche aidant pour sa personne aidée est de 7600 $.
1 200 000 professionnels devraient être embauchés pour remplacer les heures effectuées par les proches aidants du Québec.

« J’ai l’impression que je suis devenu proche aidant à temps plein quand ils sont entrés en résidence. Je devenais le répondant pour toutes les questions du médecin, de l’infirmière, du responsable de l’hébergement, de la comptable. Il peut y avoir de fréquents appels en un mois. »

Anne-France Monier, elle, a 72 ans et se tient en forme. « Je fais de grandes marches, mais je m’ennuie du gym ! » Retraitée de l’enseignement au secondaire, elle se dévoue pour les autres en faisant de l’écoute téléphonique, mais surtout auprès de son amie et ancienne collègue de travail depuis 2006.

« Sa santé s’est détériorée au fil des ans, une combinaison d’à peu près tout ce qu’on voudra : diabète, ostéoporose, problème d’ouïe, un œil qui ne voit presque plus. Elle est rendue à un point où elle ne peut pas aller seule à des rendez-vous médicaux, faire le ménage, cuisiner. Elle avait quitté l’Outaouais pour rejoindre son fils à Québec, mais il a dû repartir. Elle reste ici pour garder son médecin, mais elle est très isolée. »

Depuis, il n’y a pas une journée où Anne-France ne lui téléphone pas ou la visite. L’accompagnement à ses rendez-vous médicaux demeure la priorité à son horaire.

Sans eux…

« Julien, est-ce que oncle Jean-Guy est encore vivant ? » lui demande sa mère, tous les jours. « Je pense que la meilleure aide pour ceux qui souffrent de l’Alzheimer, c’est un proche. Comme on a la même histoire, je suis en mesure de répondre à toutes ses questions. Ça la ramène à la sérénité. Je deviens une référence mémorielle pour elle. Sans cette référence, c’est de l’anxiété. »

Anne-France voit bien que, sans un lien solide de confiance, son amie ne s’ouvrirait pas autant avec un intervenant rencontré une heure par semaine. « Comme proche aidant, si on n’est pas un membre direct de la famille, on le devient d’une certaine façon. Il se développe une facilité à parler à cœur ouvert. Mon amie me dit tout ce qui lui passe par la tête. »

Et si les proches aidants pouvaient être des sortes de gardiens du lien social ? C’est l’avis d’Éric, touché par la pauvreté relationnelle mise à nue par la pandémie. « Au début de la vie, ce sont nos parents qui nous apprennent à marcher, à parler. En fin de vie, c’est nous qui les aidons à faire leurs derniers pas, à prononcer leurs dernières paroles. Il y a dans cette alternance des autonomies l’exercice de la gratitude. Mon espérance est que ce lien entre les générations nous donne le gout familialement et socialement d’entretenir davantage notre lien entre les personnes. »

Questionnée sur ce que les proches aidants apportent dans une société, la réponse de Mélanie tient en un mot : TOUT. Intervenante psychosociale dans un organisme venant en aide aux proches aidants, Mélanie côtoie quotidiennement ces « superhéros. » Auparavant intervenante en CHSLD, elle a pu apprécier leur rôle, dans les failles d’un système à bout de souffle.

« Le système de santé ne peut pas subvenir à tous les besoins. Par exemple, en CHLSD, on donne un bain par semaine. Si ça adonne que tu ne vas pas bien cette journée-là, bien tu manques ton bain. Les proches aidants peuvent pallier ce manque et redonner une fierté aux personnes en perte d’autonomie. Aussi, même dans le meilleur des CHSLD, ce n’est pas comme être chez soi, dans ses affaires. Les proches aidants permettent aux personnes de rester à domicile plus longtemps. Ils aident à ralentir la progression de la maladie et à les garder stimulées. »

L’autre côté de l’aide

Ancien cadre responsable de la comptabilité de plusieurs ministères, le père d’Éric lui a transmis l’aisance avec les chiffres. Aujourd’hui, revirement douloureux, c’est son fils qui l’aide à lire un simple relevé bancaire. Voir sa mère peiner à accomplir les gestes de tous les jours, comme boutonner sa chemise, n’a pas été plus facile. « Cette perte d’autonomie me fait réaliser tout ce que mes parents m’ont donné. C’est ce qui rend ça difficile », me confie Éric.

« C’est éprouvant de constater la perte d’estime d’eux-mêmes par rapport à leur perte physique. Mais ce l’est encore plus de les voir prendre conscience de leur lucidité qui part et revient. Ils finissent par dire des choses comme : “Je ne vaux plus rien. Vous devriez me laisser mourir dans un coin.” Parfois, on entend ces propos dans les périodes de grands découragements. C’est très dur pour les proches aidants de les voir souffrir. »

Entre deux brassées de lavage dans son HLM, Julien m’avoue qu’un chèque d’aide sociale n’aurait pas suffi pour le soutenir dans son dévouement auprès de sa mère. Hormis l’acceptation du déclin du malade, l’aspect financier peut être une autre épine rencontrée par les proches aidants. « Une personne en CHSLD coute cher au gouvernement. Pour des raisons financières, le gouvernement a pourtant tout intérêt à donner des services à domicile au maximum, pense Julien. Il n’y a pas grand-chose pour aider les proches aidants. Depuis deux ans, sans l’aide d’urgence liée à la pandémie, je me demande ce qu’il se serait passé. Je ne peux pas travailler présentement. »

Un autre aspect, plus sournois et difficile à voir venir pour les proches aidants, est l’épuisement qui les guette. Mélanie rencontre quotidiennement des proches aidants qui ont dû devancer leur retraite, travailler à plein temps, sacrifier une partie de leur budget sans avoir une reconnaissance en contrepartie. « Tu ne décides pas d’être proche aidant, tu ne le choisis pas à l’avance. Il est facile de s’oublier et de s’exténuer. »

Pendant que l’on se parle en entrevue, l’intervenante voit d’ailleurs le clignotant de son téléphone s’allumer. En contexte de pandémie, les proches aidants sont débordés et appellent pour demander un soutien. « J’ai de la demande par-dessus la tête. J’ouvre beaucoup de nouveaux dossiers. Depuis la pandémie, il y a une énorme détresse. Il y a des personnes qui n’ont pas mis les pieds dehors depuis la première vague. C’est dangereux pour leur santé mentale. »

Donnant donnant

Bien que la tâche d’être proche aidant puisse être exigeante, elle vient aussi avec ses beaux côtés. Quand je fais remarquer à Anne-France que je la trouve généreuse de son temps, elle me lance spontanément :

« Bien, ça vient tout seul. Ce n’est pas normal de laisser quelqu’un dans le pétrin, voyons donc ! J’ai toujours vu mon père faire du bénévolat dans des organismes. Ça m’est apparu comme naturel. J’étais capable de le faire et j’avais la disponibilité. J’aide mon amie, mais je reçois autant : on a les mêmes gouts, on partage des livres. Sa compagnie m’est agréable. »

Avec ses parents, Éric a appris la cadence d’un autre rythme : le calme de la contemplation plutôt que la tonne d’activités, le silence empreint de simplicité plutôt que les détours des grandes explications.

« Au début, quand j’allais chercher mon père et que je lui annonçais le programme de la journée : visiter son frère, aller au resto et finir par un beau paysage de long du fleuve, il me répondait : “Éric, c’est tout juste si je vais pouvoir faire la première activité !” S’ajuster au rythme de la personne âgée, ça veut dire aussi ralentir. Voir ce qu’on regarde, entendre ce qu’on écoute, parler simplement. Il faut briser, à cause de notre jeunesse, notre rythme de vie très dynamique et un peu surchargé, il faut dire. »


Cet article est paru dans le magazine Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.


Comme entrepreneur d’une association de pèlerinages religieux, Julien a eu la chance de vivre de nombreuses expériences nourrissant sa vie spirituelle. Mais aucune n’a égalé ce qu’il vit actuellement avec sa mère. « Le problème des vieux garçons comme moi est qu’on peut devenir égocentrique. Toutes nos décisions n’ont jamais d’impact sur les autres. On fait ce qui nous plait sans trop de contrariétés. Sans le savoir, on prend des mauvais plis. Ça fait huit ans que j’accompagne ma mère, et c’est transformant.

« Lors de la Journée mondiale des pauvres, le pape a dit que les pauvres sont comme des banquiers qui font fructifier nos talents. C’est en plein ce que je vis. Au Québec, les personnes âgées malades, ce sont nos pauvres. On ne le fait pas pour ça, mais lorsqu’on les accompagne, ça nous fait grandir dans la charité, le don de soi, l’humilité, le pardon, le sacrifice, et pour un chrétien, c’est une autoroute vers le Ciel. »

La personne comme mystère

Dans sa relation à l’accompagnement, Éric veut faire ressortir la capacité qu’il trouve encore en ses parents, si petite soit-elle. Si le père d’Éric peine à ingérer ses médicaments seul, c’est lui qui, devant l’infirmière, coche sur la liste ceux qu’il a déjà pris.

« Ça a l’air simple tout ça, mais comme comptable, il a toujours aimé se structurer. Laisser le plus possible de latitude décisionnelle aux personnes en perte d’autonomie, c’est une façon de respecter leur liberté intérieure, décroissante, mais encore là. On ne sait pas à quel point ils la perdent complètement, il subsiste toujours un mystère de la personne. »

Dans son passé, Julien a fait l’expérience d’une relation d’aide blessante : on se servait de sa souffrance pour se valoriser dans le rôle d’aidant. Avec sa mère, il sait qu’il doit éviter le piège de l’instrumentalisation. Il l’aime pour ce qu’elle est et ça le comble de joie.

« La journée, ma mère est de bonne humeur. Le fait que je sois en paix a une grande influence sur elle. Et surtout, elle sent qu’elle n’est pas un poids pour moi. La grande crainte d’un parent, et c’est ce qui peut le pousser vers les résidences, c’est d’être un poids pour la famille. »

Éric a toujours en tête le portrait de ses deux grands-mères. L’une d’elles, de nature contrôlante, a refusé toute forme d’aide dans sa vieillesse. Sa fin de vie a été marquée par la souffrance et la solitude. L’autre s’est plutôt laissé approcher dans sa perte d’autonomie. Elle a fini ses jours dans la sérénité. Selon Éric, ses deux grands-mères incarnent les postures possibles devant ce qui nous attend tous. Et c’est dans la deuxième posture que se retrouveront le proche aidant et le proche aidé. « C’est peut-être une des leçons humaines que j’ai apprises de tout ça, comprend Éric : le premier don que je peux faire aux autres dans ma vie, c’est de les laisser m’aider. »

*

Des proches aidants à l’écran

Au-delà des mots : paroles de proches aidants

Pour aller au-delà des chiffres, il faut absolument voir cette série documentaire québécoise en sept épisodes qui se présente comme un récit à deux voix. Édith et Michel nous racontent, en alternance, ce qu’ils ont vécu auprès de leurs conjoints atteints de la maladie d’Alzheimer. Touchants, singuliers et universels à la fois, leurs parcours abordent la maladie, le service, la vie en CHSLD et l’après. Car la vie des proches aidants se poursuivit au-delà de celle de leur aidé.

Partenaire invisible

Présenté en 2013 dans le cadre des Grands Reportages sur ICI-RDI, ce documentaire poignant a été mis en nomination pour les prix Gémeaux. Quatre aidants naturels qui prennent soin de leur parent, enfant ou conjoint nous laissent entrer dans leur intimité et nous montrent leur dur quotidien teinté d’abnégation de soi, d’appauvrissement, d’isolement et d’épuisement. Un cri du cœur qui cherche à rendre visible la réalité oubliée des aidants naturels au Québec.

Chamboultout !

Sorti en 2019, ce film français drôle et émouvant raconte le quotidien d’une mère de famille dont la vie est bouleversée au lendemain de l’accident de scooter de son mari devenu aveugle. Tirée d’une histoire vraie, cette comédie légère à souhait dédramatise la situation des aidants tout en leur rendant hommage sans faire d’eux des victimes ni des superhéros. On découvre que la vie existe même quand il y a de la maladie et qu’il peut y avoir des fous rires dans les choses tragiques.

Intouchables

Aussi hilarante que touchante, cette comédie française qui a fracassé tous les records raconte l’histoire d’amitié improbable entre un aristocrate paraplégique et son aide-soignant tout juste sorti de prison. Un film qui nous rappelle que, parfois, le bonheur se trouve là où on l’attend le moins. Pour ceux qui ont déjà vu ce petit bijou plus d’une fois, il est aussi possible de découvrir l’histoire vraie qui a inspiré le scénario dans le documentaire La vie comme un roman : à la vie, à la mort.



Les données de cet article proviennent du RANQ et du Créneau PAAPA.

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.