L’Église catholique compterait environ 10 000 saints canonisés, alors qu’une cinquantaine de causes sont ouvertes chaque année. Il n’y a pas à dire, on ne chôme pas au Dicastère pour les causes des saints. Cette institution romaine, dont les origines remontent à 1588, a pour mandat d’encadrer le processus d’élévation des saints aux autels. Elle a ce faisant la mauvaise réputation de fabriquer des auréoles de toutes pièces. Pourtant, la rigueur de ses procédures et la hauteur de ses exigences exaspèrent bien des postulateurs, spécialement en ce qui a trait à la reconnaissance des miracles. De quoi faire rougir tous ceux qui croient que le Vatican serait l’ennemi de la science.
L’hématologue et historienne canadienne Jacalyn Duffin était de ceux-là. Éduquée dans le protestantisme, elle dit aujourd’hui ne pas croire en Dieu, mais tout de même aux miracles. Elle ne s’y intéresse pas jusqu’à ce jour de 1987 où un collègue lui demande, sans s’expliquer, d’analyser plusieurs centaines d’échantillons de moelle osseuse.
De ses premières observations, la jeune hématologue conclut que les prélèvements proviennent d’une femme, atteinte d’une leucémie myéloblastique aigüe, dont les chances de survie sont nulles. Elle croit même avoir devant elle les cellules d’une personne décédée, sachant que les prélèvements ont été faits dix ans plus tôt.
Alors qu’elle informe son collègue de ses conclusions, Dre Duffin lui demande s’il s’agit d’un cas médicolégal. « C’est un miracle! » lui répond-il. En effet, le parcours médical de la personne en question s’avère étonnant : une première période de rémission suivie d’une reprise de la maladie, puis d’une autre période de rémission, et encore… Mme Normand, de Gatineau, 75 ans, vit toujours aujourd’hui en bonne santé.
À ce moment, Dre Duffin comprend que son travail sert en réalité au procès de Marguerite d’Youville, la première sainte née au Canada, dont la canonisation aura lieu trois ans plus tard, en 1990.
Le nez dans les archives
Entretemps, on lui demande de témoigner au procès ecclésiastique qui a lieu dans le diocèse d’Ottawa.
« Tout ça était fascinant pour moi. Je ne suis pas particulièrement croyante, mais ça leur importait peu. Ils s’attendaient seulement à ce que j’expose mon point de vue médical. Je leur ai remis mon rapport, qui intégrait cinq articles scientifiques démontrant l’impossibilité qu’avait cette femme de survivre. Je devais leur prouver que les gens meurent de cette maladie. Mon rapport s’appuyait sur les connaissances hématologiques et la littérature épidémiologique les plus à jour. On m’a posé des questions vraiment précises sur l’hématologie », se souvient Dre Duffin, enthousiaste.
« J’ai commencé à mettre en parallèle le moment de l’invention d’une technologie médicale et son apparition dans les causes.
C’est presque instantané ! Là où il y a des rayons X, ils s’attendent à des diagnostics avec des rayons X. Ils veulent des preuves. »
Jacalyn Duffin
Cette expérience est un tournant dans sa vie. « Est-ce une exception, ou tous les processus de canonisation se déroulent-ils de cette manière? » se demande-t-elle. Une quête qui aboutira presque trente ans plus tard par la publication de deux livres; Medical Miracles : Doctors, Saints and Healing in the Modern World (2009) et Medical Saints : Cosmas and Damian in a Postmodern World (2013).
Ces deux ouvrages de près de 300 pages chacun sont le résultat d’une enquête personnelle dans les archives du Vatican, où reposent tous les dossiers des canonisés. Après dix ans à les examiner, Jacalyn Duffin a étudié 1400 miracles reconnus pour des causes de canonisation s’échelonnant sur quatre siècles. Un travail exhaustif auquel sa pratique scientifique l’a habituée.
Son constat : « On pose les mêmes séries de questions depuis toujours. Ils veulent entendre tout le monde. Ils veulent retourner chaque pierre. J’ai commencé à mettre en parallèle le moment de l’invention d’une technologie médicale et son apparition dans les causes. C’est presque instantané! Là où il y a des rayons X, ils s’attendent à des diagnostics avec des rayons X. Ils veulent des preuves. »
Vingt fois sur le métier
Cette exigence fait dire au postulateur à la retraite Yvon Sabourin qu’« il est justement très compliqué de reconnaitre des miracles anciens, en raison des connaissances scientifiques d’aujourd’hui. On doit pouvoir entendre les témoignages et étudier les faits les plus proches possible de l’évènement considéré comme miraculeux ».
Ce religieux de Saint-Vincent-de-Paul en sait quelque chose, lui qui a récupéré tardivement la cause du père François Gaschon, relancée deux fois depuis 1924. Il a finalement été déclaré vénérable en 1998.
Un procès ecclésiastique est ouvert dans le diocèse de Clermont en 2015, dans le but de faire approuver une guérison qui aurait eu lieu dans la première moitié du siècle. Le médecin, toujours en vie à 95 ans, a pu témoigner. Deux ans plus tard, le Dicastère examine les actes du procès diocésain et considère que le travail a été bâclé. Un autre procès s’ouvre dans la même année pour reprendre le processus. Cette fois, le tout est accepté. La démarche peut suivre son cours.
En 2021, le dossier est étudié par la Consulte médicale, une commission de médecins, catholiques ou non, mandatés par le Vatican pour vérifier si les faits sont bien scientifiquement inexplicables. La commission sollicite des experts de renommée internationale au besoin, lorsqu’un regard plus approfondi sur un sujet particulier se présente.
Dans le cas du père François Gaschon, seulement trois médecins sur sept donnent un avis positif. Le dossier n’ira pas plus loin, car la majorité juge ne pas pouvoir qualifier le phénomène comme scientifiquement inexplicable.
Le cas du miracle de Marguerite d’Youville est similaire, en ce qu’il a aussi été initialement révoqué par Rome. Le Dicastère a accepté qu’il y ait un second procès diocésain, à condition que les échantillons soient examinés à l’aveugle par un deuxième hématologue. C’est à ce moment qu’est intervenue Dre Duffin.
« C’est franchement exigeant. Tout ce que tu affirmes doit être vérifiable. Ça peut prendre parfois une semaine pour compléter une note de bas de page », affirme le père Yvon, feignant le découragement. Malgré cela, poursuit-il, « cette formation m’a donné un amour de l’Église, de voir toute cette rigueur qui vient de plusieurs siècles. Elle devrait montrer la beauté du travail qui se fait ».
Expliquer le miracle
En passant de la phase diocésaine à la phase romaine, près de dix médecins – incluant celui ou ceux qui témoigneront au tribunal ecclésiastique – sont invités à se prononcer sur le phénomène médical.
« Il y a deux questions absolument fondamentales dans l’examen d’un miracle : est-ce que la guérison est explicable ou non par une intervention humaine? Et est-ce que Dieu a vraiment agi par l’intercession d’un saint ? S’il n’y a pas d’intervention humaine, peut-être qu’il y en a une divine », précise Mgr Robert Sarno, canoniste qui a œuvré pendant 40 ans au dicastère pour les causes des saints.
Le but de la phase diocésaine, avec son tribunal ecclésiastique, c’est de récolter tous les faits probants, non seulement sur le phénomène médical scientifiquement inexplicable, mais aussi sur le contexte spirituel. La phase romaine, quant à elle, doit corroborer tous ces faits et le processus qui précède avant de porter un jugement sur la nature miraculeuse du phénomène d’un point de vue théologique.
Est-ce que le diagnostic est bon ? Quels ont été les traitements ? Qui a prié, à quel moment, pour quelle intention ? Est-ce que le candidat à la canonisation a été prié exclusivement ? Voilà quelques-unes de ces questions auxquelles il faut trouver des réponses démontrables et appuyées par des faits.
Le canoniste américain, désormais retraité du dicastère, travaille toujours comme consultant ou délégué épiscopal pour des tribunaux ecclésiastiques. Au moment de l’entrevue, il était sur le point de clore le dossier du vénérable Joseph Dutton, un laïc qui a œuvré auprès de saint Damien sur l’ile de Molokai. Mgr Sarno me fait part du récit médical qu’il doit apporter à Rome sous peu :
« Une femme souffrait d’hypertension pulmonaire, une maladie connue comme incurable. Elle se rend chez son médecin pour passer une angiographie. La patiente s’installe pour l’examen en priant Joseph Dutton avec deux de ses amis, dont une infirmière, qui est présente dans la salle avant de la quitter pour aller à la chapelle. Le médecin commence l’examen et s’arrête quelques instants plus tard, stupéfait, puisqu’il ne voit aucune trace de la maladie. Il pense que l’appareil fait défaut et le redémarre. Toujours rien. Dix ans plus tard, la femme est toujours en vie et n’a plus aucun symptôme. »
Primauté des miracles médicaux
« Quand notre vie est menacée par une maladie, on a le temps de penser à notre mort et de prier. Il est ainsi plus facile de mesurer l’évènement dans l’espace et le temps », précise-t-il. Dre Duffin ajoute que « la rémission doit être complète, durable et instantanée, autrement dit, plus rapide que ce à quoi nous nous attendons normalement ».
Jacalyn Duffin s’est longtemps demandé pourquoi il semble exister un lien si étroit entre la science médicale et les canonisations. « Quatre-vingt-quinze pour cent des miracles reconnus sont physiques », affirme-t-elle. Pour Mgr Sarno, c’est autour de 99 %. Pour lui, la raison est bien simple : les guérisons morales et psychologiques ne sont pas assez mesurables. C’est la raison pour laquelle le Dicastère ne les autorise pas.
« Il y a deux questions absolument fondamentales dans l’examen d’un miracle : est-ce que la guérison est explicable ou non par une intervention humaine ? Et est-ce que Dieu a vraiment agi par l’intercession d’un saint ? S’il n’y a pas d’intervention humaine, peut-être qu’il y en a une divine. »
Mgr Robert Sarno
Le développement des connaissances médicales rend sans doute les canonisations plus exigeantes, mais rend également possibles des reconnaissances de miracles autrefois impensables. Jacalyn Duffin explique par exemple qu’avant le développement de la notion de leucémie, les personnes atteintes pouvaient certes prier, mais l’absence de pronostic empêchait de prouver qu’une guérison était bel et bien miraculeuse. « L’Église est en quelque sorte captive de la science médicale », ajoute-t-elle.
À l’inverse, des développements scientifiques ou technologiques pourraient-ils un jour invalider certains miracles déjà reconnus ? Voilà une objection que les plus sceptiques posent bien souvent : c’est inexplicable maintenant, mais peut-être pas pour toujours.
« C’est mal comprendre ce qu’est un miracle dans les causes de canonisation », affirme sans ambages Mgr Sarno. « Le phénomène ne peut pas être expliqué scientifiquement. Soit. Mais, au moment même où l’état de la personne malade change radicalement, quelqu’un a prié le candidat à la canonisation. On ne peut pas séparer la dimension scientifique de la dimension théologique ou spirituelle. Le miracle est une question théologique et non pas une question scientifique, même si la première s’appuie sur la seconde. Les deux sont inséparables et s’appuient mutuellement », précise-t-il.
Pour Jacalyn Duffin, on ne peut pas invalider, pas plus qu’on ne peut prouver, de vieux miracles. « Les médecins ont fait le mieux qu’ils pouvaient avec ce qu’ils connaissaient à l’époque. » On pourrait ajouter sans errer que Dieu prend en compte les contextes historiques.
Grâce et nature
Autre fait intéressant constaté par l’hématologue dans les archives : toutes les personnes qui expérimentent des guérisons consultent leur médecin. On pourrait croire qu’il serait plus explicitement miraculeux de voir Dieu agir alors que les moyens naturels et humains ne sont pas impliqués. Or, « la médecine est l’œuvre de Dieu sur la terre », explique un jour un postulateur à Dre Duffin. « Pourquoi l’ignorer ? Dieu est dans tout ce que nous faisons. Si des remèdes médicaux sont disponibles, nous devrions y avoir recours. »
La grâce s’appuie sur la nature, dit-on en théologie. Il y a dans le processus de canonisation un bel exemple de ce principe qui montre le désir de Dieu d’unifier toute sa création, naturelle comme surnaturelle.
« Je pensais que la science et la foi étaient deux choses séparées, mais l’Église n’a pas cette vision. Elles forment un tout, qui fait partie de l’effort humain pour comprendre notre monde », avance Jacalyn Duffin.
« Beaucoup de croyants me demandent pourquoi je ne me suis pas convertie en étudiant tous ces miracles. Il m’a pris du temps avant de trouver une bonne réponse. Eh bien, aujourd’hui, je pense tout simplement que c’est la foi qui est un miracle. »