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José et Virginia Proaño (en haut), Michline Nader (à gauche) et Willy Foadj (à droite). Photos : Jean Bernier.

Les chemins de la désillusion : de l’étranger au Canada

Le mythe de l’eldorado est apparu en Amérique du Sud au 16e siècle et a été relayé par les conquistadors partout en Europe pendant près de 400 ans. Ce mirage a conduit bien des hommes à leur perte. Aujourd’hui, c’est l’Occident qui se dresse telle une cité d’or pour des millions de personnes à la recherche d’une vie meilleure. Qu’elles proviennent de l’Équateur, du Cameroun ou de la Syrie, les personnes qui immigrent au Canada sont nombreuses à vivre une désillusion. Quatre d’entre elles ont accepté de nous partager les aléas de leur intégration à la vie québécoise.

Un rêve

José et Virginia Proaño sont débarqués de Quito le 6 avril 2012, le jour du Vendredi saint. Lui avait vécu en Europe, elle aux États-Unis. Depuis longtemps, ils avaient le désir de s’installer à l’étranger avec leur famille. En Équateur, plusieurs entreprises privées font la promotion du Canada. On y vante un pays à la recherche d’une main-d’œuvre scolarisée et expérimentée. Avocat et juge, José croyait avoir le profil idéal pour réussir son immigration :

« On s’imaginait que si on demandait autant d’expérience, c’était pour qu’elle profite au Canada. En réalité, c’est tout le contraire. »

José Proaño

« Dans le journal, plusieurs publicités laissaient entendre qu’émigrer au Canada, c’est facile. Nous sommes allés à une conférence organisée par une agence. On nous a dit que le Canada était une société vieillissante qui avait besoin d’immigrants. On s’imaginait qu’en arrivant, tout le monde allait nous offrir un emploi. » Virginia, son épouse depuis près de vingt ans, renchérit : « On dit toujours que le taux de chômage est très bas au Québec, mais on ne spécifie jamais quels sont les types d’emplois disponibles. Le gouvernement est très exigeant envers les personnes qui veulent immigrer. On a beaucoup de critères à respecter. Il faut faire des études et avoir dix ans d’expérience dans un domaine professionnel. On s’imaginait que si on demandait autant d’expérience, c’était pour qu’elle profite au Canada. En réalité, c’est tout le contraire. »

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José et Virginia Proaño. Photo : Jean Bernier.

José était conscient qu’il ne pourrait pratiquer le droit comme avocat. Mais il croyait qu’en obtenant un diplôme d’études supérieures en droit de l’environnement, il arriverait à intégrer la fonction publique. Ce n’est pas arrivé. Après avoir occupé des emplois dans le commerce de détail pendant huit ans, il a fini par décrocher un poste d’agent d’assurances chez les Chevaliers de Colomb.

De l’obligation à la décision

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Michline Nader. Photo : Jean Bernier.

Michline Nader, qui a vécu en Syrie pendant près de trente ans, était en visite à Montréal chez sa sœur quand la guerre a éclaté. Comme elle travaillait dans le domaine des droits de la personne, il était trop risqué pour elle de rentrer. Au début, elle voyait à la télévision ce qui se passait en Syrie et n’y croyait pas. Elle ne voulait pas l’accepter :

« En Syrie, j’étais une personne très active et engagée. En m’installant au Québec, j’ai perdu mon autonomie. Je suis restée six mois chez ma sœur. J’ai cherché du travail, mais comme je ne parlais pas la langue, je n’en ai pas trouvé. En attendant d’obtenir le statut de réfugiée, je ne pouvais m’inscrire à des cours de français. J’ai reçu ce qu’on appelle l’aide de dernier recours. J’ai vécu cette expérience comme une humiliation. Comme je suis intervenante de profession, je suis habituellement celle qui aide les autres. Je n’arrivais pas à être celle qui reçoit. »

Willy Foadj. Photo : Jean Bernier

Après avoir vécu quelques années en France durant sa jeunesse, Willy Foadj a dû lui aussi se résigner à quitter son pays pour des enjeux relatifs aux droits de la personne. Au Cameroun, sa formation le destinait à une carrière dans le domaine de l’administration et de la gestion de projet. Même avec trois diplômes universitaires en poche, il lui a fallu se réorienter à son arrivée au Québec :

« La réalité de l’immigration nous appelle à faire des choix pour nous intégrer. C’est un nouveau départ. Je suis une personne curieuse. J’ai toujours été fasciné par la magie de l’informatique. Je me suis dit que, tant qu’à recommencer à zéro, je pourrais en apprendre davantage à ce sujet. » Ses efforts ont porté des fruits : après avoir complété une quatrième formation universitaire, il a obtenu un poste dans la fonction publique.

Pas le paradis

Même si les difficultés professionnelles rencontrées par les nouveaux arrivants sont généralisées, celles-ci restent taboues. Willy explique :

« En Afrique, il y a toujours cette idée selon laquelle la vie en Occident est facile. On dirait qu’ils pensent que les dollars poussent dans les arbres. C’est pourquoi ils veulent tous venir ici. La plupart du temps, quand on m’appelle depuis le Cameroun, c’est pour me parler d’argent. Ils ignorent que, pour aider leur famille, beaucoup d’Africains ont deux, voire trois emplois. Quand on en parle, certains écoutent. Mais la plupart pensent qu’on cherche des excuses pour ne pas les soutenir financièrement. Il y a une dimension culturelle à cette réalité : au Cameroun, l’individu ne se perçoit jamais seul. Son problème ne lui appartient pas. C’est à la communauté à tout mettre en œuvre pour l’aider. »

Michline, de son côté, a vécu une véritable destitution. Petite dernière d’une famille de dix enfants, elle était habituée d’être soutenue par ses ainés :

« Ma famille en Syrie est aisée. Avant de venir au Canada, je n’avais jamais eu à me soucier d’argent. Quand j’ai quitté le domicile de ma sœur pour m’installer dans mon premier appartement, il ne me restait que cinquante dollars par mois pour vivre. Je m’arrangeais avec ça. Peu importe la météo, je marchais pour me rendre là où je devais aller. Je cuisinais un plat que je mangeais toute la semaine. Je ne suis allée qu’une fois dans une banque alimentaire. Quand j’ai vu toutes ces familles dans le besoin, j’ai préféré leur laisser le nécessaire et m’arranger seule. Un jour, une voisine, elle aussi d’origine syrienne, a voulu me donner de l’argent. J’ai refusé. Elle m’a donc offert, en échange d’un petit revenu, de faire le ménage chez son fils quelques fois par mois.

« Le Québec m’a fait découvrir la simplicité. »

Michline Nader

« Accepter ce travail de femme de ménage a heurté mon orgueil. En Syrie, la société est très hiérarchisée. J’allais plusieurs fois par semaine dans les salons de beauté : pédicure, manucure, coiffure. J’ai renoncé à tout ça, sans regret. Le Québec m’a fait découvrir la simplicité. »

Aujourd’hui, Michline est intervenante de nuit dans un organisme communautaire qui vient en aide aux femmes en difficulté. Détentrice d’un baccalauréat en sociologie décerné par une université syrienne, elle aurait aimé suivre une formation en service social. Comme elle n’a pas en main la copie originale de son diplôme d’études secondaires, l’Université Laval a refusé son inscription.

La vérité libère

Devant ces difficultés, Virginia se fait un devoir de dire la vérité à ses proches qui la questionnent sur sa vie au Canada :

« Le Québec, c’est bien, mais comme l’Équateur, ce n’est pas le paradis. C’est important de dire les choses. Ce serait dommage que nos cousins s’engagent dans un processus d’émigration, qu’ils découvrent la réalité et se sentent trahis. Moi, j’aurais aimé qu’on nous dise la vérité. J’aurais aimé le savoir, que ce serait si difficile. On s’est conformé à toutes les demandes du gouvernement. On se demande parfois ce qu’on a fait de mal. À quel moment de notre vie on s’est trompé. Notre quotidien est contraire à tout ce qui a été annoncé. »

Au Cameroun, le discours sur l’Occident commence à changer. La démocratisation d’Internet et le développement des médias sociaux participent à donner une vision plus juste des défis rencontrés par ceux qui s’expatrient. Par exemple, il est de plus en plus difficile pour un réceptionniste d’hôtel de se faire passer, auprès de sa famille, pour un directeur d’établissement. Plusieurs influenceurs préviennent les membres de la diaspora camerounaise des chocs culturels qui les attendent.

La pointe de l’iceberg

Par-delà les difficultés économiques, ce sont les mœurs qui structurent les relations sociales qui posent problème. Willy indique que plusieurs couples d’immigrants ne perdurent pas dans le temps. L’accès à l’argent et au pouvoir bouleverse les relations entre les membres de la famille :

« Au Cameroun, c’est l’homme qui doit payer pour toutes les nécessités de la famille. Bien que l’homme soit entouré d’un prestige particulier, la femme a aussi son mot à dire. Si elle a un revenu, elle peut le garder et en disposer à sa convenance. Ces jeux de pouvoir sont subtils. Pour survivre, en Amérique du Nord, il faut le plus souvent que les deux membres du couple travaillent. Certaines femmes aimeraient garder leur mainmise sur leur argent, tout comme certains hommes voudraient rester sur leur piédestal. Tous doivent faire beaucoup d’efforts pour s’adapter au nouveau contexte qui est le leur. »


Ce texte est paru dans le numéro spécial Exil. Cliquez ici pour consulter la version originale.


José et Virginia vivent des tensions similaires avec leurs enfants :

« On vient d’une culture patriarcale où les enfants doivent respecter la maison, rentrer à certaines heures, nous dire où ils sont et avec qui. On aime connaitre les familles fréquentées par nos enfants. C’est très rare qu’on les laisse dormir ailleurs que chez nous. Ça ne fait pas partie de notre culture. Comme le travail des adolescents : pour nous, ça n’a aucun sens. On croit qu’il est plus important que nos enfants passent du temps avec nous plutôt qu’ils travaillent. Ils ont toute leur vie pour ça !

« Malgré nos convictions, il a fallu faire des compromis. On a accepté que notre ainé travaille durant l’été à partir de seize ans. On a essayé de l’aider à gérer son argent en lui donnant des règles et des responsabilités. »

Venue seule au Canada, Michline apprécie l’authenticité des Québécois. Elle a fini par apprendre le français au contact des Sœurs de la Charité, avec qui elle a vécu pendant cinq mois :

« Il y a beaucoup de différences entre les religieuses syriennes et les religieuses québécoises. Ici, j’ai vu qu’elles étaient des êtres humains. En Syrie, j’ai travaillé longtemps avec des religieuses, et pourtant, je ne connaissais rien de leur vie privée. Elles apparaissent comme des personnes parfaites, désincarnées. Ici, j’avais ma chambre dans la même aile que les sœurs. Je partageais leurs repas, participais aux célébrations eucharistiques et, le soir venu, je les croisais en pyjama. Je n’ai jamais senti qu’il y avait une différence entre elles et moi. Elles me parlaient comme si j’étais leur égale. Les religieuses québécoises m’ont appris le partage et la simplicité. C’est le chemin du Christ. »

Un deuil permanent

Bien qu’ils soient venus pour étudier et travailler, José et Virginia se considèrent comme en mission dans l’Église comme en dehors. Avec leurs cinq enfants, ils témoignent de leur foi et de leur espérance chaque fois qu’ils le peuvent. Ils sont toujours engagés dans la communauté qui les a accueillis à leur arrivée, à la veille de Pâques.

Michline, quant à elle, profite de son expérience pour aider d’autres réfugiés. Elle ne s’est jamais sentie étrangère dans la ville de Québec. Elle invite les nouveaux arrivants à sortir de leur communauté afin de s’intégrer à la société québécoise. Pour Michline, s’il est normal de se sentir déchiré entre deux cultures, il n’est pas nécessaire de choisir. Elle se retrouve enrichie par tous ces apprentissages faits au cours des dernières années.

« Immigrer, c’est vivre un deuil permanent » : voilà comment Willy résume son expérience. Malgré tout, à la suite de José, Virginia et Michline, il ne veut pas que son histoire suscite la pitié. Il est heureux d’être arrivé au Canada par voie officielle, en avion. Il compare sa situation à celle d’un ami, qui a rejoint la France à pied. Après s’être rendu au Nigéria par autocar, il a traversé l’Afrique de l’Ouest pour rejoindre le Maroc, d’où il a pu atteindre l’Espagne. Le voyage a duré cinq ans.

Quand je lui demande si ça en vaut la peine, Willy n’hésite pas : « Oui, absolument. Vaut mieux trimer ici que d’être pris là-bas à attendre un avenir qui ne viendra pas. Ici, la vie est difficile, mais c’est mieux que rien. »