Le 19 mars dernier, une agente de sécurité du Centre Eaton de Montréal a interpelé une maman, lui demandant de mettre fin à l’allaitement de son bébé sous prétexte qu’il s’agissait d’un geste «intime et privé». La mère a par la suite partagé l’évènement sur sa page Facebook, ce qui a déclenché une vague de réactions sur le Web. Cette situation n’est pas sans en rappeler une autre, à la chapelle Sixtine, en 2018, qui a toutefois suscité une réaction bien différente.
«Lors de l’audience générale du mercredi, l’autre jour, il y avait une mère et son enfant de quelques mois. L’enfant pleurait vraiment beaucoup quand je suis passé. La mère le câlinait. Je lui ai dit: “Madame, je pense que l’enfant a faim.” “Oui, il est probablement temps”, a-t-elle affirmé. “S’il vous plait, donnez-lui quelque chose à manger”, lui ai-je répondu. Elle était intimidée et ne voulait pas allaiter en public tandis que le pape passait» (pape François).
Cet extrait de l’entrevue que l’évêque de Rome a accordée au quotidien italien La Stampa a fait le tour du monde, tout comme son invitation lancée aux mères d’allaiter leur petit lors d’une assemblée au Vatican au cours de laquelle 200 bébés ont été baptisés.
L’attention accordée par les médias à l’ouverture manifestée par le pape à l’allaitement en public démontre qu’accomplir ce geste en public, et de surcroit dans un lieu à vocation religieuse, ne va pas de soi.
Un malaise
Alors que l’Église encourage les femmes à vivre leur maternité, l’idée même que des mères puissent allaiter en pleine eucharistie choque encore certains fidèles. Élisabeth Boily, mère de six enfants (tous allaités), en sait quelque chose. «Je ne me suis jamais empêchée d’allaiter mes petits durant une eucharistie. Les prêtres que j’ai connus ne m’ont jamais interdit de le faire. Ce sont les mères qui me le reprochaient!»
Ce malaise ressenti devant une mère qui allaite son enfant en public est également présent dans la société profane. Chantal Bayard, sociologue et directrice de l’ouvrage collectif La promotion de l’allaitement au Québec, explique que «les seins des femmes dans l’espace public sont associés à la sexualité. Avec l’allaitement, la fonction nourricière des seins prend le dessus. La cohabitation entre la connotation sexuelle des seins nus en public et l’allaitement suscite encore un malaise chez certaines personnes».
C’est cette réalité qui a poussé certaines femmes à exiger «des espaces privés d’allaitement dans des espaces publics», déclare Chantal Bayard.
Le sein très saint
L’histoire de l’art sacré nous démontre pourtant que des artistes, encouragés par l’Église, n’ont pas hésité à peindre des madones allaitant l’Enfant Jésus. La plus vieille représentation de la Vierge Marie donnant le sein se trouve dans la catacombe Sainte-Priscille, à Rome. Elle date du 2e siècle.
Des écrivains et des poètes n’ont pas hésité à évoquer ce geste maternel aussi vieux que le monde. Saint Venance Fortunat (v. 530 – 609) a eu ces mots évocateurs en référence à l’allaitement de Jésus:
Ô glorieuse Dame,
Assise plus haut que les étoiles,
Tu donnas à ton Créateur
Le lait de ta sainte mamelle.
Les représentations de la Vierge Marie allaitante étaient très populaires entre le début du 14e siècle et la fin du 16e siècle, nous apprend Christian Jouffroy dans une étude intitulée La maternité dans l’iconographie mariale. Les Vierges enceintes ou allaitantes dans l’art chrétien.
Toutefois, après le concile de Trente (1545-1563), «il y a eu des cas où des Vierges allaitantes ont été recouvertes par les autorités ecclésiastiques», précise Emmanuel Betta, professeur d’histoire à la Sapienzia Università di Roma. La dimension érotique du geste de l’allaitement publiquement exposé posait problème, ajoute-t-il en entrevue.
Emmanuel Betta souligne que, dans l’Église, l’allaitement devient un problème théologique à partir du 15e siècle. «Des familles aristocratiques commencent à confier leurs enfants aux nourrices. Nous voyons alors émerger les premiers discours sur la signification de l’allaitement.
«En fait, l’allaitement commence à être sujet de discussions au moment où il devient un choix de la femme. C’est à cette époque que, dans l’Église, on reconnait l’importance de l’allaitement pour la mère.» C’est aussi à cette période que des voix se font entendre pour affirmer qu’une femme qui n’allaite pas n’est pas une vraie mère.
Du naturel à l’industriel
Aujourd’hui, l’Église voit dans l’allaitement un prolongement du rôle maternel de la femme. Pour elle, il va de soi que la mère allaite. Voilà pourquoi c’est surtout de manière indirecte que l’Église parle de l’allaitement, pense le professeur Betta. Par exemple, elle le fait pour souligner que les changements rapides de la société moderne ont forcé les femmes à se détacher de l’ordre naturel, qui veut que la femme allaite.
Ordre naturel ou pas, Élisabeth Boily ne s’est pas privée de cette expérience à la fois physique et spirituelle. «Être mère en soi est une expérience qui relève directement de la bonté de Dieu. L’allaitement s’inscrit dans le même courant. Tout comme la maternité, c’est une expérience extraordinaire qui relève du don de soi. Le fait d’avoir la foi nous aide à vivre ces moments. En même temps, il y a une gratification qui vient de Dieu. Pour moi, c’est clair!»
Sans aller jusqu’à rejeter le biberon, cette ancienne monitrice à la Ligue La Leche souligne toutefois que «cet outil très pratique a aliéné la femme, en ce sens qu’il ne lui a pas permis de vivre ces moments que la nature a prévus pour elle».
L’entrée massive des femmes sur le marché du travail à la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’arrivée du lait maternisé ont contribué à la diminution dramatique du nombre de mères qui allaitaient leur bébé, mentionne Chantal Bayard. «En 1993, il n’y avait que 48 % des femmes québécoises qui allaitaient, alors que la moyenne nationale était de 74 %.» Ce constat a incité le gouvernement à promouvoir l’allaitement. Aujourd’hui, le taux de mères qui allaitent est passé à 85 % à la naissance.
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En public ou en privé, l’allaitement revêt toujours une part de mystère. C’est ce que nous rappelle l’auteur Maurice Vlobert par cette phrase sublime: «La Vierge Marie divinise le geste de celles qui nous ont de leur lait nourris, par l’offre d’un sein de femme aux lèvres d’un Dieu.»
[Ce texte a été publié dans les pages du magazine La vie est belle! en mai 2014]
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Pour aller plus loin:
Chantal Bayard, La promotion de l’allaitement au Québec, à paraître au printemps 2014, aux Éditions du Remue-ménage.
Le nom de la Ligue la Leche vient de Nuestra Senora de la Leche y Buen Parto, qui se traduit par «Notre-Dame de l’heureuse délivrance et du lait abondant».