Il n’est pas censé transmettre un savoir ni diriger la conscience. Il n’est pas non plus un coach de vie ou un thérapeute. Sa marque doit être humble, discrète, voire totalement effacée. Pourquoi alors recourir à ses services? Le Verbe a rencontré des accompagnateurs issus de diverses écoles pour cerner le caractère unique de ce ministère qu’offre l’Église dans notre monde actuel.
Les évangiles recèlent plusieurs figures d’une forme ou l’autre de l’accompagnement spirituel. Pensons à la Samaritaine ou à Jean le Baptiste. La scène des pèlerins d’Emmaüs est à ce titre emblématique: Jésus marche avec eux, fait résonner dans leur cœur la parole qui les avait animés (Luc 24).
Dans les premiers siècles de l’Église, la tradition de la paternité spirituelle se développe chez les Pères du désert. On vient vers le moine anachorète pour lui ouvrir son cœur, se mettre à nu, dévoiler ses pensées intimes dans une confiance filiale. Homme de piété, de silence et de sagesse, l’abba donne une parole pour indiquer la voie à suivre.
Avec la naissance des grandes abbayes, dans la tradition bénédictine par exemple, on établit des principes pour garantir la vie spirituelle des frères, notamment à travers la règle de saint Benoît. Au 16e siècle, dans le contexte du concile de Trente et de la Contre-Réforme, émergent deux grands courants, véritables piliers en matière de direction spirituelle: la tradition ignatienne et la tradition carmélitaine. Si l’expression « direction spirituelle » est considérée par certains comme surannée, les principes de ces spiritualités demeurent des phares pour le christianisme de notre temps.
L’époque moderne est frappée par certaines crises: une confusion entre gouvernance et accompagnement dans les communautés révèle une mise en péril de la liberté de l’accompagné; le primat de l’action sur la contemplation dans l’après-guerre conduit à une perte d’intérêt pour l’accompagnement spirituel; la tendance à le psychologiser débouche sur d’autres écueils. Le concile Vatican II amène avec lui un nouveau souffle pour l’Église en cette matière. Ce vent de fraicheur souffle-t-il encore aujourd’hui?
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À la demande de l’archidiocèse de Montréal, le Centre Le Pèlerin est fondé en 2001 pour former des accompagnateurs spirituels. Il puise à même la tradition chrétienne tout en tenant compte des avancées de la psychologie. Sa mission: soutenir certaines congrégations religieuses dans les tempêtes relatives aux abus spirituels et répondre à la demande grandissante des personnes en quête de sens. Barbara Martel, directrice adjointe, m’énumère une foule de raisons pour lesquelles on cogne à la porte du centre.
« Une grande partie des gens nous consultent aussi parce qu’après cinq ou dix ans de psychothérapie, ils ont atteint un plafond. » – Barbara Martel
« La maladie qui survient, c’est le cri de Job, le “pourquoi moi?” La retraite qui arrive, les crises, les expériences où l’on se frotte à la finitude. Une grande partie des gens nous consultent aussi parce qu’après cinq ou dix ans de psychothérapie, ils ont atteint un plafond. Ils connaissent leurs mécanismes de défense, comprennent ce qui leur est arrivé plus jeunes. Mais ils continuent de vivre un vide existentiel. Ils ne savent pas ce qu’ils font ici, à part consommer et travailler. »
Marché saturé d’une offre pauvre
Paul-Hervé Vintrou, auteur du livre Manuel de l’accompagnant spirituel, est coach professionnel et accompagnateur spirituel depuis 20 ans. Il est missionné par les Fraternités monastiques de Jérusalem, en France. Devant la recherche de repères dans un monde en bouleversement, il reconnait que la panoplie d’offres alléchantes du marché échoue à y répondre, voire détourne de la vraie nature de l’accompagnement.
« On ne se décrète pas accompagnateur spirituel. Il y a beaucoup de personnes qui le font, hélas, mais ne sont pas envoyées. On voit sur beaucoup de sites Internet: “Accompagnateur spirituel” ou “psychospirituel”. C’est le début de l’hybris, de la tête qui gonfle. S’envoyer tout seul, ça ne ressemble pas à l’Évangile, où Jésus nous envoie. Beaucoup de gens ont des formations moyennes et font des mélanges entre la psychologie, la direction spirituelle et l’accompagnement spirituel. C’est important de bien faire ces distinctions. L’accompagnateur est quelqu’un qui accepte de se remettre en question, qui ose se faire superviser régulièrement. Il est dans une posture d’humilité. »
On peut s’y méprendre: l’accompagnement spirituel ne vise pas une démarche de croissance personnelle. La spiritualité ayant le dos large, Barbara Martel observe qu’il existe une confusion entre les deux: « Si tu évides le religieux de sa dimension spirituelle, ta spiritualité n’a plus de socle, elle ne peut s’ancrer dans rien. Elle va devenir une pratique de bienêtre qui va atteindre ses limites. Il faut l’ancrer dans tout un creuset de traditions, de témoignages de la résurrection des autres, pour vivre la dimension spirituelle comme un chemin de résurrection, puis de conversion. » Elle ajoute: « L’accompagnement, ce n’est pas une job, c’est un art extrêmement délicat. Tu t’en vas chercher ce qu’il y a de plus profond chez l’être humain, sa dimension spirituelle. »
Sur le même chemin
Au sommet du bâtiment patrimonial où loge le Centre de spiritualité Manrèse, dans le Vieux-Québec, un Sacré-Cœur en pierre apparait quand on relève la tête. Marc Rizzetto, prêtre jésuite et directeur général de l’établissement, me le désigne en disant que c’est à lui qu’il confie chacune de ses rencontres.
Dans ce lieu de retraite et de formation ancrée dans la tradition ignatienne, on m’explique que tout accompagnateur doit avoir lui-même vécu les exercices spirituels, une démarche spécifique développée par saint Ignace de Loyola, le fondateur des jésuites, dont l’influence cruciale se maintient à travers les siècles. Christian Grondin en est un parfait exemple. Directeur des programmes de formation, il y œuvre depuis qu’il y a découvert les exercices il y a déjà 30 ans.
« Dans la manière ignatienne de penser la formation à l’accompagnement, explique Christian Grondin, c’est une condition sine qua non de vivre d’abord les exercices spirituels. Dans le langage d’Ignace de Loyola, la grande finalité des exercices spirituels, c’est de“trouver Dieu en toutes choses”. Être capable de discerner la présence de Dieu œuvrant au cœur de la réalité concrète. Gros programme de vie. Évidemment, ça ne se fait pas comme ça, mais à travers des étapes. L’accompagnement est coloré par ces étapes que l’accompagnateur a lui-même traversées. »
Le désir comme point de départ
« En faisant une caricature, si quelqu’un se présente à moi en disant: “Je viens te voir parce que mon évêque me l’a demandé”, ce n’est peut-être pas la meilleure des situations. Là, on rit, mais dans la réalité, ça arrive souvent! » témoigne Marc Rizzetto.
On comprend que la démarche mourra dans l’œuf, car le point de départ, c’est le désir: « Dans les exercices spirituels, on va demander la grâce pour être en état d’accueil d’un don que le Créateur va me faire. On va être à l’écoute des mouvements intérieurs pour faire la vérité. Il y a un type de motions qui va me conduire vers des culs-de-sac, m’enfermer dans la tristesse et l’amertume. En mettant l’accent sur comment gouter et sentir les choses intérieurement, il y aura un déplacement entre les objectifs que l’on poursuit et la réponse qu’on va obtenir de l’Esprit Saint », ajoute Christian Grondin.
Les accompagnants formés au Centre Le Pèlerin tentent avec « l’aidé » de débusquer les fausses croyances qu’il a entérinées, les « faux systèmes de salut » adoptés pour se sauver soi-même, avant de se savoir sauvé. Dans une approche anthropologique et théologique dite « trinitaire », la personne est appelée à s’accueillir comme un don et à naitre à son identité filiale.
« L’accompagnateur est quelqu’un qui accepte de se remettre en question, qui ose se faire superviser régulièrement. Il est dans une posture d’humilité. » – Paul-Hervé Vintrou
« L’aidé prend de plus en plus conscience qu’il y a un mouvement intérieur à travers lui et va être habilité, par l’accompagnement, à développer le gout de la prière et de la contemplation. Il va découvrir qu’il est don et comment faire vivre ce don. C’est là qu’il y a des changements majeurs. Certains vont changer complètement de cap professionnel. Je pense à un médecin qui cherchait le prestige et qui a changé de département pour faire de l’accompagnement en soins palliatifs. Quand tu sais que tu es profondément aimé pour ce que tu es, tu n’as plus besoin d’utiliser ton contrôle pour tenter d’être aimé », se réjouit Barbara Martel.
Augmenter Dieu en l’autre
Le frère Martin de la Trinité, carme depuis 28 ans, vit au couvent de Trois-Rivières depuis dix ans et accompagne une dizaine de personnes. On attend parfois de lui une direction claire. Il doit rappeler que ce n’est pas son rôle. Il tente simplement de taire ses jugements, « d’écouter plus absolument », pour refléter à la personne vers quoi pointe sa parole.
« Quand les gens disent quelque chose, je peux dire: “Écoutez, ce que vous dites là me semble vraiment important. Pas parce que je vois mieux que vous, mais parce que moi, de l’extérieur, l’effet que ça me fait, c’est que ce n’est pas une expression propre de votre psychologie, mais un indice de tout un travail. Il y a en vous des rivières souterraines qui se rejoignent.” Parfois, je sens que, par un rien, un arrêt, parce que la personne regarde ailleurs, je sens que ce n’est pas moi qu’elle écoute, mais autre chose. Je prends conscience qu’il y a un Autre qui lui parle intérieurement. »
Dans le lexique des exercices spirituels, le principe est catégorique: «L’accompagnateur doit laisser le Créateur agir avec sa créature, sans intermédiaire», rappelle Christian Grondin. N’est-ce pas paradoxal? L’accompagnateur n’est-il pas placé entre la personne et Dieu? Le formuler ainsi implique de glisser tranquillement sur la pente d’une relation de pouvoir.
« Ne pas être conseillé en déçoit certains, mais cette déception-là fait partie du cheminement. Autrement, on est dans une relation de dépendance. Si je me sens puissant en accompagnement, c’est un symptôme que ça ne fonctionne pas. Le grand conseiller, c’est l’Esprit Saint », soutient Marc Rizzetto.
En comparant la figure de l’accompagnateur à celle de Jean le Baptiste, Paul-Hervé Vintrou sait que son rôle est de diminuer pour augmenter Dieu en l’autre. Le but est de redonner la liberté aux personnes dans leur relation avec le Christ et de les aider à voir plus clair à partir de qui ils sont. « En accompagnement, on est trois. Si je n’y crois pas, je ne peux pas faire d’accompagnement spirituel. »
L’oreille d’or
« Comme il n’y a pas d’expérience spirituelle sans silence, il n’y a pas non plus d’accompagnement sans cet espace. Pour pouvoir ouvrir l’oreille du cœur, il faut faire le silence intérieur. À quel moment interrompre un silence, c’est un art », expérimente Christian Grondin en accompagnement.
Quelque chose dans cet espace sacré n’appartient qu’à Dieu. La patience est une vertu indispensable à la trousse de l’accompagnateur. Contraire à une logique de performance, la démarche nécessite délicatesse et respect.
« Les personnes que nous accompagnons, je les compare à un bulbe de tulipe. Quand les tulipes sortent au printemps, vous avez des crocus, sous la neige. Si vous tirez dessus, la fleur n’éclora pas plus vite. Le temps de l’accompagné et le temps de Dieu ne sont pas les miens », remarque Paul-Hervé Vintrou.
Pour le frère Martin, l’objectif d’une séance est que la personne puisse parler de telle sorte qu’elle entende mieux ce qu’elle cherche à dire et à entendre. Parfois, dans un instant fugitif, le contact avec le divin se déroule sous ses yeux.
« C’est saisissant, parce que tout d’un coup – et d’ailleurs, souvent là, il y a un silence –, je constate que la personne sait indubitablement, qu’elle a une intuition très forte, que dans telle situation ponctuelle ou récurrente, sa vie est avec Dieu. Et ça, c’est très impressionnant parce que, d’un côté, tu es devant, et en même temps, tu as presque envie de t’éloigner. De part et d’autre d’une table, il y a ce moment où la personne se recule non pas par défiance, non pas parce qu’elle en a marre de moi, mais parce que quelque chose s’est ouvert. La personne est prête à partir, à être seule », relève-t-il.
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« L’art d’ôter ses sandales devant la terre sacrée de l’autre. » C’est ainsi que le pape François a désigné l’art de l’accompagnement dont notre monde a tant besoin.