Les parents, avec lesquels nous faisons généralement l’expérience primordiale de l’amour, sont aussi ceux qui, dans les familles croyantes, nous présentent les premiers le visage du Christ. Comment vivre la piété et l’affection filiale qui leur est due lorsque la découverte de la foi nous est venue d’ailleurs? Témoignages croisés sur le mystère incarné de cette relation.
Adèle, 21 ans | Une personne vaut mille mots
«Je crois en Dieu.»
Ces mots s’échappent de la bouche d’Adèle pour la première fois, marquant la naissance de sa nouvelle identité alors qu’elle rencontre le Christ à son arrivée à Montréal, en plein confinement. Tandis qu’elle est coincée dans son petit appartement, son cœur s’ouvre, sa terre intérieure préparée par la lecture providentielle d’Une vie bouleversée d’Etty Hillesum: «Je me rappelle. Je suis dans ma chambre et j’entends à un moment les cloches dehors», raconte-t-elle. « Et là, quelque chose s’est passé, je me suis sentie appelée. »
Issue d’une famille française assez traditionnelle, Adèle fréquente toutes les institutions catholiques possibles et imaginables, mais jamais il n’est question de foi en famille. Son père est athée, sa mère dans le New Age. «Jamais, à la maison, on ne m’a parlé de Dieu.» Dans cet environnement social, ses parents, comme beaucoup d’autres de leur génération, reproduisent ce qu’on leur a enseigné: la bienséance.
« Ce qui donnait vraiment du sens à ma vie, c’était écrire dans mon petit carnet, me plonger dans des mondes comme la littérature, le développement personnel. C’était un peu ça, mon dieu, mon monde à moi, ma matrice qui donnait du sens aux choses. »
« Je savais ce qu’était Dieu, mais je m’en fichais. »
C’est à travers ses études en littérature que son « discours anticatholique » est remis en question par un professeur lui-même anticlérical, mais qui, malgré tout, ouvre une nouvelle perspective: « De plus en plus, je comprends qu’il y a, avant moi, une histoire et qu’une place très importante était donnée à Dieu. »
Mieux que le développement personnel
La quête d’Adèle la mène vers un foyer de jeunes étudiants catholiques. Elle s’y installe. Les années qui commencent alors lui permettent de développer sa relation personnelle avec Dieu, de s’approprier cette foi qu’elle découvre hors de son cocon familial et de vivre une «conversion du regard».
« Je trouve qu’il y a une richesse dans le catholicisme, qui est une compréhension profonde de la psychologie humaine. Dans le développement personnel, tu te sens bien sur le moment, mais rien ne change dans ta vie quotidienne. Dans la foi, tu as cet amour vrai qui te fait voir à la fois tes qualités et aussi tes défauts. Mais pas de manière fataliste. C’est un regard bienveillant. Exigeant, mais bienveillant. »
Une foi authentique
Coup de théâtre, elle apprend que sa mère se convertit également, sans même se douter que sa fille vit le même cheminement. « Je ne pense pas être la cause [de sa conversion] et elle n’est pas la cause [de la mienne]. Mais le fait que l’une et l’autre, on vive ça en même temps, forcément, ça m’a influencée. C’est différent de si tu es face à des parents hostiles, par exemple mon papa, qui se dit sans doute que je suis un peu illuminée! »
Cette conversion en parallèle la rapproche de sa mère. « On est même revenues sur des évènements familiaux, sur des ruptures. »
Adèle aurait-elle voulu que ses parents lui parlent de Dieu, lui transmettent ce cadeau de la foi? Pour elle, c’est une lame à double tranchant. « Je me dis qu’il y a quand même une richesse. Si j’avais vécu ces valeurs à la maison, dans l’amour familial, au quotidien, il y a des périodes que j’aurais vécues très différemment, dans mes choix de vie. En même temps, je pense que, si Dieu l’a permis, c’est que ça devait se passer ainsi. » Découvrir la foi hors de sa famille, c’est vivre une conversion profonde, c’est vivre par elle-même cette foi qu’on ne lui a pas transmise.
«La famille que je veux fonder, j’aspire à ce qu’elle soit profondément chrétienne. Et peut-être que ça n’aurait pas forcément été le cas si j’avais été éduquée là-dedans avec une certaine tiédeur.»
Elle sait que rien ne vaut le témoignage profond de sa propre vie: « Quand tu viens de te convertir, tu as envie de prendre les gens et de les secouer, de leur dire: “Mais réveillez-vous!” Tu as envie de convaincre par les mots, par la rationalité. Mais le plus beau témoignage, au fond, c’est la foi. Il ne faut pas l’oublier. »
Gwen, 41 ans: le droit à la spiritualité
À 41 ans, Gwen découvre enfin ce dont elle a l’impression d’avoir été privée toute son enfance: une vie spirituelle.
« J’ai grandi, mais il manquait quelque chose de l’ordre du socle. » Celle qui tient longtemps à ses idées d’extrême gauche sur le plan politique, à l’image de ses parents, voit alors la religion sous le signe de l’obscurantisme. Petite, on ne lui a pas demandé son avis. On ne lui a pas donné le choix. Et ça, Gwen le regrette.
Elle nait dans une famille athée, loin de l’image d’un Dieu qui accompagne et soutien. À la maison, on ne lit pas la Bible, mais plutôt Marx, Freud ou Lacan. « J’ai réalisé cette année que l’athéisme, c’est finalement une forme de religion. Que c’est une croyance en soi et que, quand ça fait partie de ta famille, ça vient avec le package, comme dans une famille végétarienne. »
« Je voyais que tout ce dont elles avaient besoin, ça ne faisait pas du tout partie de ce qu’on m’a appris dans mes cours. C’était fou, c’était la foi qui les portait. » – Gwen
L’accompagnante à la naissance sent toutefois une brèche s’ouvrir dans son mur intérieur lorsqu’elle commence un emploi en pédiatrie sociale. Passant parfois de 24 à 72 heures à l’hôpital avec des femmes en travail, elle devient soudainement témoin en première ligne de l’attachement à la spiritualité et à la foi de plusieurs mères et de leurs proches. Elle voit aussi parfois la communauté de l’église débarquer pour soutenir ces familles. « Je voyais que tout ce dont elles avaient besoin, ça ne faisait pas du tout partie de ce qu’on m’a appris dans mes cours. C’était fou, c’était la foi qui les portait. »
« Je n’ai pas eu accès à cela. »
Plus elle discute avec ces femmes de foi, plus elle découvre que l’Église, la religion, Dieu, tout cela n’a rien à voir avec «ce qu’on lui a vendu».
S’assoir dans la foi comme dans un fauteuil
« S’il y a une chose dont tu as vraiment besoin en ce moment, c’est quoi? » lui demande une amie.
— Le silence.»
C’est ainsi qu’elle débarque un vendredi soir à la Villa Saint-Martin, le centre de spiritualité ignatienne de Montréal, avec pour seul objectif de trouver la très sainte paix. Elle y réserve un séjour de deux nuits, rien de moins. Lorsqu’elle sort de la voiture, le doute s’empare tout de même d’elle. « L’impression de trahir tes parents… Tu ne l’as dit à personne… »
Dans son audace, elle prend le tout-inclus et demande même l’accompagnement spirituel qui lui est proposé à l’arrivée. Dans une première méditation, c’est un fauteuil qu’on lui fait imaginer. Cette image résonne profondément chez elle.
Hors du bruit, la mère de famille de deux jeunes enfants se sent étrangement bien tandis qu’elle s’entend tout déballer à une religieuse xavière, qui deviendra son accompagnatrice spirituelle. « Ça sort tout seul. Je lui dis qu’il me manque un truc. Que cette histoire de fauteuil, c’est dingue, ça permet aux gens qui ont la foi de ne pas tomber, d’être structurés, et que je veux ça. »
La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) lui revient à ce moment. Elle l’a beaucoup explorée avec les familles qu’elle accompagne. Dans cette convention, il est question du droit à la spiritualité. «C’est un droit universel, et moi en tant qu’enfant je n’y ai pas eu droit et je trouve ça injuste. Concrètement, j’ai l’impression que c’est aussi vital que de manger, de boire, de respirer, d’avoir un toit. Quand on a été privé de ça, on ne se rend pas compte!»
Un trésor bien caché
« Je sais que la parole d’un parent, ça peut tout détruire. » Elle l’expérimente elle-même avec ses propres filles et tente de leur ouvrir cette autre porte, cette possibilité de se questionner qu’elle n’a pas eue.
Devant sa «fragile» et «trop précieuse» découverte de la foi, Gwen décide de ne pas partager avec sa famille sa rencontre avec Dieu. Consciente que, dans une famille, même lorsque tout le monde veut se montrer «ouvert», il est possible de voir du jugement dans les yeux des uns et des autres. Elle n’en a pas envie. « Ça m’a pris trop d’années. Ça m’a pris trop de courage », me dit celle qui réfléchit à se faire baptiser bientôt.
Bruno, 64 ans: un lien qui s’élargit
Une image du pape Jean XXIII est accrochée au calendrier dans la cuisine. De la maison de son enfance, Bruno se rappelle ce signe de la foi. Pourtant, dans la famille, tout ce qui a trait à la pratique religieuse est privé. Les parents vivent tout ça chacun de leur côté.
Son contact avec le catholicisme, Bruno en fait plutôt l’expérience à l’école. À l’adolescence, il le délaisse pour entrer dans une recherche, une quête de vérité qui le fait explorer de manière très intense diverses pratiques et divers courants spirituels.
« Si tu cherches la vérité, il faut que tu lises la Bible. »
Il a 22 ans lorsqu’un collègue de l’université où il étudie l’archéologie lui pose la question qui tue:
« Est-ce que tu lis la Bible?
— Non…
— Bruno, ça ne marche pas. Si tu cherches la vérité, il faut que tu lises la Bible. »
« Le type était tellement honnête que je l’ai fait, dit-il. Du début jusqu’à la fin de l’Évangile selon Jean. Lorsque j’ai lu: “Celui qui a vu rend témoignage, et son témoignage est véridique” (Jn 19,35), c’est là que j’ai saisi que tout ce que je venais de parcourir, c’était le témoignage de Jean, qui avait vécu quelque chose. À ce moment, le Christ est devenu vivant, et ce dialogue et cette vie commune ont commencé.
Depuis ce temps-là, il me pétrit », me dit-il en souriant.
Des valeurs profondément évangéliques
« Je dirais que ce que mes parents m’ont surtout laissé, ce sont des valeurs chrétiennes », me dit Bruno alors qu’il réfléchit à l’héritage reçu à la maison. « Je les percevais comme des gens honnêtes. L’amour fraternel aussi. On était une fratrie très soudée, et c’est encore le cas aujourd’hui. J’ai également hérité d’un certain accueil. Il y avait souvent des gens qui venaient chez nous pour un café. »
Que ressent-il à l’égard de ses parents, à presque 65 ans? « Le lien repose sur une mémoire », me dit Bruno, dont les deux parents sont aujourd’hui décédés.
In memoriam
Il y a la mémoire de l’enfant, puis celle du fils dans la vie adulte. Il y a aussi le moment où la personne cesse d’être seulement perçue comme un parent. «Aujourd’hui, quand je pense à Fidèle et Madeleine,[qui est-ce? ses parents?] je vois aussi des enfants de Dieu. Parce qu’ils sont décédés. Ils sont face à leur relation à Dieu, et c’est ce qui prime, ce qui change leur regard sur moi et sur la réalité. J’ai envie de dire que ma relation à Dieu change mon regard sur eux aussi.»
Il ne partage plus uniquement un lien d’affection filiale: « Dans la relecture de ma relation avec eux, ce lien-là reste, mais je dirais qu’il s’est élargi. Il y a une dimension spirituelle. Ils sont enfants de Dieu comme moi et je leur dois beaucoup: d’exister et d’être qui je suis, comme je le suis. »
Une question d’alliance
« Moi, je pense que c’est leur histoire qui les a conduits là. Leurs difficultés très humaines. » Bruno n’est pas tellement déçu que ses parents ne lui aient pas concrètement transmis la foi. Son regard est plus lucide. Il accueille la réalité, en particulier lorsqu’il regarde avec les mêmes yeux son chemin et « les morceaux manquants » de sa propre vie de père.
« Dans une famille, des parents de bonne volonté peuvent meubler leur vie avec la foi et la pratique religieuse. Mais je pense que ça dépend beaucoup de l’alliance dans le couple et avec les enfants. C’est à travers cette union, habitée par une relation d’amour avec Dieu, que la foi peut prendre sens dans le cœur des enfants et vivre. »