En 2022, plus de 700 millions de personnes souffraient à divers degrés d’insécurité alimentaire dans le monde. Statistique étourdissante, voire démoralisante. Depuis Rome, des institutions internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) déploient leurs énergies pour lutter contre la faim. À un jet de pierre – n’y voyons pas un hasard –, l’Église catholique en fait l’une de ses priorités à travers l’action diplomatique du Saint-Siège. Et dans ce combat, les diplomates ne sont pas seuls.
Mars 2022. Un mois est passé depuis l’invasion de l’Ukraine. L’indice FAO des prix des produits alimentaires atteint un record historique: 33 % de plus que l’année précédente. La situation est alarmante: à chaque point de pourcentage, c’est environ 10 millions de personnes qui sont menacées d’entrer dans une pauvreté extrême.
La mer Noire où transite normalement le grain est devenue une zone de guerre. Les ports et les silos ukrainiens sont une cible de l’armée russe. Les terres agricoles sont minées, contaminées. Le grenier à blé d’une partie de l’Afrique et du Moyen-Orient est à sec. La céréale, base de l’alimentation de plusieurs sociétés, est hors de prix. Les plus vulnérables en pâtissent.
À travers les bombardements, la diplomatie se fraie un chemin, en urgence. En juillet 2022, l’ONU négocie des accords diplomatiques: l’accord céréalier de la mer Noire permettra aux navires de livrer la marchandise à Istanbul par le biais d’un corridor sécuritaire, même en temps de guerre. « Cette stabilité a contribué à faire baisser les prix des denrées alimentaires de 22 % entre mars 2022 et mai 2023 », commente Affaires mondiales Canada.
L’Église dénonce alors haut et fort l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dès les premiers jours du conflit, le pape fait le geste audacieux de se rendre à l’ambassade de Russie près le Saint-Siège. Pour Hugues Lefebvre, vaticaniste au service de l’agence de presse Imedia, le geste est inédit. « Jamais un pape ne se déplace dans une ambassade. » Il ajoute que, « depuis deux ans, le pape conclut sa catéchèse ou l’Angélus par un appel à la paix en Ukraine. Il a fait au moins 200 appels pour la fin des hostilités ».
Mgr Fernando Chica Arellano est l’observateur permanent du Saint-Siège auprès de la FAO, du Programme alimentaire mondial (PAM) et du Fonds international de développement agricole (FIDA), trois organisations liées à l’alimentation et à l’agriculture dans le système des Nations unies, toutes situées à Rome. Si la diplomatie du Vatican est connue pour être laconique, Mgr Chica Arellano accepte de répondre à nos questions: « Le Saint-Père n’a cessé de réitérer son engagement en faveur de la paix en Ukraine, “où la guerre détruit tout, même les céréales. C’est une grave offense à Dieu, parce que le grain est son don pour nourrir l’humanité […]”, dit-il dans son Angélus du 30 juillet 2023. »
Force de parole et de proximité
L’action diplomatique du Saint-Siège se définit d’abord par le pouvoir de convaincre – soft power. Elle s’exerce à travers les règles du droit international, ne poursuit aucun intérêt politique, militaire ou commercial. « Sa force est aussi une faiblesse: elle ne repose que sur la force de la parole », avance Hugues Lefevre.
Cette diplomatie, comme la décrit Mgr Chica Arellano, « cible le cœur et la conscience des gens plus que toute autre chose et agit toujours en faveur de l’objectif de sauvegarde de la personne humaine, de défense de sa dignité et de promotion du bien commun. Ce sont les valeurs qui sous-tendent son travail et, sur le site romain de l’ONU, sa contribution est cruciale en raison du fort lien entre la valeur de l’alimentation et la vie humaine ».
Grâce aux nonces apostoliques, dont le rôle est similaire à celui des ambassadeurs, le Saint-Siège entretient des relations diplomatiques avec 180 pays, ce qui en fait l’une des diplomaties les mieux fournies du monde. « J’entends souvent de la bouche des ambassadeurs que le Saint-Siège est extrêmement bien renseigné sur l’état du monde », constate Hugues Lefevre.
Tout nonce apostolique est appelé à servir, au prix de sa vie. Hugues Lefevre donne à cet égard un exemple frappant: « En Syrie, quand toutes les ambassades se sont retirées, en protestation contre Bachar el-Assad, le Vatican y a laissé son nonce. Le canal diplomatique est resté ouvert avec l’État syrien, même si ça ne signifiait pas que le Vatican soutenait ses actions. Cette présence montrait la volonté du Saint-Siège de rester proche des populations martyrisées. Cette fidélité dans la main tendue fait que le Saint-Siège reste toujours un acteur pour le dialogue. On lui reconnait cette valeur de neutralité. »
Dans les endroits les plus reculés
« Le premier principe de l’action de l’Église catholique est l’appel de l’Évangile à servir ceux qui souffrent et à être la voix de ceux qui manquent de moyens pour faire connaitre leurs besoins », soutient Mgr Jurkovič, nonce apostolique au Canada.
Après avoir voyagé dans plus d’une dizaine de pays en crise, c’est à cet appel que répond Stéphane Vinhas, directeur du service des programmes internationaux pour Développement et Paix – Caritas Canada, « l’organisation officielle de développement international de l’Église catholique au Canada ». Même si c’est confrontant. « On est témoins de tout ce qui se passe mal, mais dont on ne parle pas dans les médias », avance-t-il.
« La diplomatie de valeurs nous fait prendre conscience de la façon dont tous les problèmes de l’humanité nous appartiennent en tant que membres d’une seule famille humaine. » – Mgr Chica Arellano
Vinhas observe sur le terrain ce que le pape François appelle une « Troisième Guerre mondiale par morceaux », qui se joue sur plusieurs fronts, pas seulement en Ukraine. « Quand on arrive sur place et que les gens ont faim, c’est qu’il y a des choses qui se sont passées avant. La Somalie, c’est un lieu où tout converge: vous avez un conflit, des sècheresses, des déplacements. Les personnes que j’ai rencontrées étaient victimes de tout ça. Vous voyez des maisons totalement délabrées, dans des endroits délaissés par l’État et vraiment difficiles d’accès. On a dû prendre un petit avion de l’ONU pour s’y rendre, nous devions être accompagnés par des gens armés. »
Quand Stéphane Vinhas arrive dans une hutte où une famille fait tout pour sauver un bébé en situation de malnutrition, il voit des gens rester debout et dignes, remplis d’amour. « Je leur dis que c’est moi qui viens, mais que je ne suis pas seul. Derrière moi, il y a tous les membres de mon organisation. C’est le principe de présence, le fait de reconnaitre leur situation difficile, que l’on va faire ce que l’on peut. Si vous n’êtes pas là, c’est que personne ne va entendre parler d’eux. »
Partager l’abondance
Canadian Foodgrains Bank est un organisme rassemblant 15 dénominations chrétiennes différentes. « Malgré toutes nos différences théologiques et politiques, quand on est ensemble, on parle de la faim. Dieu ne veut pas que des gens souffrent de faim dans le monde, c’est ce qui nous unit », me dit Matthew Van Geest, directeur des programmes.
S’appuyant sur un vaste réseau de partenaires dans le monde, Canadian Foodgrains Bank œuvre à même les communautés locales, dans les pays les plus touchés par la faim, dans une perspective d’urgence comme de travail à long terme.
Il y a 40 ans, une communauté d’agriculteurs de confession mennonite veut partager ses produits agricoles avec les plus pauvres, reconnaissant que Dieu leur donne cette abondance. Au fil du temps, la mission évolue: le voyage du grain est trop long, les relations avec les douanes sont complexes.
Dans les années 1990, l’organisation choisit de stimuler l’économie locale des pays aidés. « Nos fonds proviennent en partie de projets communautaires dans les zones agricoles du Canada. Des groupes de diverses Églises plantent sur plusieurs hectares, récoltent et vendent le grain pour faire des projets à l’étranger », poursuit Matthew Van Geest.
Dans les pays partenaires, l’organisme travaille avec de petits agriculteurs en compagnie desquels il développe une agriculture basée sur la diversification des espèces et la régénération des sols, dans le souci de ne pas accentuer le réchauffement climatique, lui-même l’une des causes de l’insécurité alimentaire.
Stéphane Vihnas, qui collabore avec l’organisme, confirme cette approche, ancrée dans le développement du sens communautaire: « Toute l’organisation communautaire qui vient avec l’Église s’est perdue. L’individualisme au Québec a fait perdre l’aspect de l’entraide, de la gratuité, mais on le retrouve encore dans les pays du Sud. C’est ce sur quoi nous misons dans notre travail. Par exemple, on offre aux femmes la possibilité d’avoir leur propre jardin et de travailler ensemble, de partager les outils entre elles. Le but est de leur donner les moyens et les systèmes qui leur permettront de produire leur propre nourriture. »
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Mgr Chica Arellano avance que la « diplomatie de valeurs » dont il est le porte-parole « nous fait prendre conscience de la façon dont tous les problèmes de l’humanité nous appartiennent en tant que membres d’une seule famille humaine ».
De l’évangile de la multiplication des pains à la tradition du bénédicité, le rapport à l’alimentation est au cœur du christianisme: « La Cène est un repas. Ça veut vraiment dire que le cœur de ce que c’est d’être humain […], c’est le partage », remarque Stéphane Vinhas.
Illustration : Marie-Pier LaRose/Le Verbe