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Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Halte Saint-Joseph : la chaumière du bon Dieu

En avant, en arrière… Depuis 10 minutes, nous nous balançons sur nos chaises berçantes, autour d’une table de salon. Lionel nous raconte comment il a manqué sa gelée de pommes. André, habillé d’un chandail bleu-blanc-rouge écarlate, détaille en vrai fan des Expos comment reconnaitre un faux chapeau d’un authentique (le sien, bien sûr). Pierre détend l’atmosphère par quelques plaisanteries bon enfant. Gilles passe de l’un à l’autre: «Un autre jus? Un café? Ah oui! Toi, c’est un lait, deux sucres, c’est ça?»

Nous sommes à la Halte Saint-Joseph de Granby, celle d’où tout est parti. Un jour de novembre 2012, l’abbé Serge Pelletier et Claudette Nadeau ont signé le bail de la première Halte. «La plus ancienne église de Granby venait d’être cédée à la ville, dit le prêtre du diocèse de Saint-Hyacinthe. J’ai proposé aux marguillers: on vient de fermer un chapitre; on en ouvre un nouveau?»

Le curé rêvait d’une autre manière de faire Église. «Un mot trottait dans ma prière, raconte-t-il: un local… Pour se faire proche des gens, au ras de la rue.» Mais bâtir un projet tout seul, ce n’est jamais gagnant. Alors, Serge a attendu. Claudette est arrivée. Au bord de la retraite, l’ex-enseignante avait soif d’un engagement missionnaire, quelque chose qui donne du sens à son baptême. Serge Pelletier lui a demandé de mettre par écrit ce qu’elle avait au cœur. «C’était mot pour mot ce qui m’habitait, raconte-t-il. On s’est dit: on y va…»

Dix ans plus tard, les Haltes Saint-Joseph se sont multipliées. De bouche à oreille, l’idée a fait son chemin. Après Granby, le feu a pris à Trois-Rivières, à Longueuil, à Drummondville… Il y en a maintenant une dizaine ouvertes dans sept diocèses du Québec, et même deux à Kinshasa, en République démocratique du Congo. Partout, c’est la même idée: offrir un lieu simple mais chaleureux, avec un coin salon, des tables pour jouer ou parler, un petit coin de prière, pour que des bénévoles-missionnaires puissent accueillir les visiteurs, ces «pauvres de bonheur» qui pousseront la porte, quel que soit leur besoin.

Jusqu’à Chicoutimi

Lire Le Verbe peut changer des vies. Demandez à France Verreault, de Chicoutimi, qui vient d’ouvrir avec son mari Christian et une quinzaine d’autres bénévoles une Halte Saint-Joseph sur la rue Racine.

«En 2020, j’ai lu un entrefilet sur les Haltes, dans Le Verbe. Mon cœur s’est mis à bruler. C’est ça qu’il nous faut», s’est dit la médecin qui œuvre en santé mentale. «À travers mon travail, je vois la souffrance des gens, dit-elle. Si on pouvait seulement leur prescrire de l’Amour en pilule, c’est ce qui leur manque le plus.

La visite à la Halte de Saint-Hyacinthe, en pleine pandémie, leur a donné l’élan pour s’orienter, avec l’aide de leur évêque, vers un milieu pastoral apte à porter le projet avec eux. Une quinzaine de bénévoles se sont engagés pour ouvrir trois après-midis par semaine. Et l’été dernier, pendant qu’ils préparaient le local, un pauvre a poussé la porte: «Merci de vous occuper de nous autres.»

Deux sourds qui s’entendent

Depuis ma chaise berçante, je regarde une dame assise face à moi, toute coquette avec son petit foulard et ses cheveux argentés. Silencieuse, elle sourit au fil des échanges. Soudain, je comprends: elle n’entend pas. Je lui fais signe: les oreilles? Elle fait oui de la tête. «Moi aussi, dis-je, de naissance…» Je rapproche ma chaise et nous entamons la conversation. Deux sourds qui s’entendent enfin.

Elle s’appelle Genèse. La ferme de sa famille a brulé quand elle était enfant. Le malheur a poussé la famille en ville. Je la suis, sans questions, dans les méandres de ses souvenirs. Elle passe sous silence 50 ans d’une vie. La voici arrière-grand-maman, mais elle ne voit jamais sa descendance. La pandémie, fait-elle sentir, c’est comme deux ans d’un long désert. Solitude à mourir. Et voilà qu’on lui a parlé de la Halte. Même si elle n’entend pas bien, elle y voit du monde. De la vie, de la joie, de nouveaux amis: elle retrouve de la bienveillance, comme en famille. Elle rayonne.

«Toute mon expérience de prêtre me dit que les gens ont besoin d’être écoutés, dit Serge Pelletier, d’être reçus, chacunà son rythme. On peut le faire au presbytère, mais ça prend du courage pour pousser la porte. C’est plus facile dans un lieu neutre: on enlève des barrières…» Les Haltes ne cachent pas leur ancrage: structurellement, elles sont toutes rattachées à une paroisse, elles sont œuvre d’Église. Il n’y a pas d’ambigüité.

Un accueil intégral

Mais les bénévoles-missionnaires ne sont pas là pour faire du prosélytisme: «La Halte, dit Serge, c’est des gens qui rencontrent d’autres gens autour d’une table ou d’un café, c’est aussi simple que ça. Tu as besoin d’un lit? On va chercher avec toi. Tu veux juste jaser? Vas-y, j’ai tout mon temps. Tu veux parler de Dieu? Je te suis… On accueille chacun dans l’intégralité de sa personne, pas en fonction de son bobo.»

«Au bout de quelques semaines, beaucoup de bénévoles-missionnaires font cette belle découverte: entre moi et l’autre, il n’y a pas vraiment de différence», dit Serge. Car au cœur de cette simplicité, il y a une école de la vie qui aide à mettre en pratique le grand commandement de l’amour: aimer son prochain. «Ça veut dire quoi, aimer? demande le prêtre. Tout part de la manière dont tu regardes l’autre, comment tu l’écoutes. Ce n’est pas ce que tu fais, le café que tu donnes, c’est l’attention que tu portes à l’autre qui compte.»

La gratuité de l’accueil fait des miracles. Je le vois bien avec Genèse. Alors que je l’écoute, un frisson parcourt notre groupe. Karl vient d’entrer dans la Halte. Tatoué partout. Œil de feu, visage dur. Karl toise l’assemblée, puis reconnait des visages: sourires échangés. Il vient serrer affectueusement Genèse, comme il le ferait avec sa grand-maman. «La première fois qu’il est venu il y a sept ans, me dit Gilles, ma femme m’a dit: “C’est fini, on ne vient plus ici.”» Puis de mois en mois, chacun s’est apprivoisé. Karl a créé des liens de confiance avec les missionnaires. «S’il n’est pas trop gelé, il peut s’assoir dans un coin pour ne pas être seul, se réchauffer, faire une jasette.»

«Pourquoi toi, tu viens ici, comme bénévole?» Un soir de prière où les missionnaires se ressourçaient, Gilles m’a répondu sans détour: «Car la Halte m’a sauvé. Il y a quelques années, j’étais au bout du rouleau. Serge Pelletier m’avait proposé de venir voir. À la fin de l’après-midi, je me suis dit: tiens, je suis encore capable de servir des cafés… Alors, peut-être que je peux encore servir à quelque chose dans cette vie?»  Depuis, deux samedis par mois, Gilles ouvre la Halte avec son épouse.

L’Évangile à fleur de rue

«Imagine ce que cela signifie, pour quelqu’un de profondément seul, de savoir que tu es attendu quelque part», dit Claudette Nadeau. Imagine ce que tu dois ressentir quand on t’accueille avec ton prénom, en prenant de tes nouvelles. Soudain, tu existes: tu deviens quelqu’un pour quelqu’un.»

Les journées de Claudette, enracinées dans la fréquentation des évangiles, sont tissées de rencontres, d’appels, de l’amitié de tous ces pauvres de bonheur. «Hier, ma voisine, une dame toute chic qui n’a plus que quelques mois devant elle, est venue me demander de l’appeler de temps en temps, pour entendre au moins une fois dans la semaine sonner le téléphone…»

Les deux mains dans l’action, Claudette porte en elle des paroles presque prophétiques: «Nous vivons dans une époque où il devient urgent, comme chrétien, de faire sentir ce qui est humain, dit-elle en évoquant le flot si sombre des nouvelles. On ne peut pas être plus proche de Dieu que quand on prend soin de l’humain autour de soi. Regardez Jésus: à travers lui, Dieu s’est incarné – c’est la fête de Noël! – pour venir au plus près de l’expérience des hommes et des femmes, et à travers sa vie, sauver l’humain. Alors, pourquoi ferions-nous autrement?»

Si les Haltes Saint-Joseph attirent tant de bénévoles et de visiteurs, c’est sans doute parce qu’elles mettent précisément le doigt sur le déficit d’humanité. «La Halte est comme la petite lumière de la chaumière du bon Dieu, où l’on sait qu’on va trouver un peu de chaleur, de fraternité», dit Claudette.

Un projet sans plan

«Un projet missionnaire, ça marche quand c’est tellement simple que l’Esprit Saint a toute la place pour faire ce qu’il veut», dit Serge Pelletier. Il regarde, émerveillé, Dieu agir dans tous ces lieux, comme il le fait ces jours-ci à Chicoutimi (voir encadré). «Nous, on n’en avait pas de plan! On a ouvert une porte, c’est tout. Au début, je me disais, les gens vont venir parler, on va les saluer, puis bye! Ce sera un accueil de passage. Mais ce n’est pas ça qui est arrivé! Les gens sont revenus le lendemain, un esprit de famille a surgi, avec toute sa dynamique d’entraide.»

Un de tes plus beaux souvenirs, Serge? «La fois où Benoit tenait dans sa main un Jos Louis surmonté d’une chandelle, pour souligner bien simplement ses 65 ans. On lui avait chanté Bonne fête. Ce qu’il a dit nous a soufflés: “C’est la première fois de ma vie qu’on me fête de manière aussi grandiose”… Ça donne la mesure de la détresse qu’on touche à travers la Halte», dit-il en ravalant son émotion.

Heureusement, rappelle Claudette, «il y a toujours la possibilité d’accrocher la vie à un bout de souffrance».

Illustrations: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Laurent Fontaine

Laurent Fontaine est formé en journalisme en Belgique et a collaboré à de nombreux médias québécois au cours des dernières années.