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Et les aînés, docteur, ils vont bien ?

Il est 7h30. Je suis dans le train en partance pour la ville de Saint-Jérôme. À cette heure matinale, il n’y a presque personne dans mon compartiment. C’est le calme plat. Pourtant, il y a quelques minutes à peine, l’autobus et le métro que j’ai empruntés pour me rendre à la gare étaient tous deux bondés de travailleurs qui se lèvent tôt pour aller gagner leur pitance. Je me demandais, à les voir si agités, s’il leur arrivait de penser à leur vieillesse, voire à leur mort.

Je dois avouer que je n’y pense pas très souvent moi-même malgré mes 55 ans. Mais ce matin, je n’ai pas vraiment le choix, puisque Antoine Malenfant, le rédacteur en chef du magazine Le Verbe, m’a demandé de faire le point sur la santé psychologique des ainés.

Pour m’aider à cerner ce vaste sujet, j’ai fait appel à deux spécialistes de la psychogérontologie: Jean-Luc Hétu et Valérie Bourgeois-Guérin.

Jean-Luc Hétu est détenteur d’une maitrise en psychologie et d’une maitrise en counseling de l’Université de Syracuse, dans l’État de New York. Il a 70 ans. Retraité, il demeure dans une résidence pour personnes âgées autonomes. C’est lui que je vais rencontrer à Saint-Jérôme. Quant à Valérie Bourgeois-Guérin, elle enseigne à l’Université du Québec à Montréal en plus d’être une psychologue clinicienne. Son âge? Disons qu’elle est une jeune professionnelle…

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Perception ambivalente

Dès mon arrivée à la gare, je me mets à la recherche d’un visage familier. C’est que Jean-Luc Hétu et moi, nous nous sommes rencontrés il y a plus de trente ans, et dans un tout autre contexte. Puis, j’entends une voix familière. Je me retourne et… je ne le reconnais pas. Enfin, presque pas. Ses yeux n’ont pas changé, mais le temps a fait son œuvre. Il a vieilli. Bellement vieilli, diraient certains.

Au milieu de la salle à manger de son appartement où se déroule notre entretien, Jean-Luc Hétu me met immédiatement en garde contre les stéréotypes véhiculés dans les médias. «Souvent, les journalistes représentent les ainés comme malades, isolés, exploités, abandonnés du système, ou encore comme de riches retraités qui font des voyages et des croisières. C’est comme si nous avions une perception ambivalente concernant notre propre vieillissement.»

Valérie Bourgeois-Guérin est d’accord avec les propos de son illustre confrère. Présenter les personnes âgées comme formant un bloc monolithique est «très dangereux», me dit-elle au téléphone.

«C’est un danger, car en faisant cela, nous ne reconnaissons pas la diversité des trajectoires personnelles. Cela nous empêche de voir toutes les nuances. Cela peut mener à des dérives. En ce moment, nous valorisons beaucoup le bien-vieillir, ce qui peut faire oublier les ainés qui réussissent moins bien leur vieillissement. À l’inverse, si l’on considère les ainés comme des personnes qui vivent seulement des dégénérescences et des pertes, on peut développer des attitudes négatives envers elles.»

La psychologue souligne que l’expression «bien-vieillir» en anglais se dit: successful aging. «Cela implique donc la notion d’échec. Les personnes âgées perçoivent bien ce message-là. Il y en a beaucoup qui vont avoir honte d’avouer qu’elles vivent une perte d’autonomie ou une perte physique, car elles ont l’impression qu’elles n’ont pas réussi leur vieillissement. Cela est inquiétant.

«Il faut faire attention aux concepts de vieillissement qui ne sont pas très inclusifs. Ce n’est pas tout le courant du bien-vieillir qui sombre là-dedans, mais je pense qu’il faut valoriser aussi une image du vieillissement qui soit un peu plus réaliste.»

La maturité

Alors, si le parcours des personnes âgées est différent d’un individu à l’autre, peut-on évaluer la santé psychologique de manière globale pour tout ce segment de la population? Pour Valérie Bourgeois-Guérin, la réponse est non. «Leurs problèmes psychologiques sont aussi diversifiés que ceux des jeunes. Ils vivent la même panoplie de problématiques.»

Cependant, les résultats de certaines études démontrent que les ainés ont tendance à se considérer comme plus heureux maintenant que lors d’une période antérieure de leur vie. Jean-Luc Hétu parle de ces résultats comme étant le paradoxe du vieillissement.

«À cette époque de la vie où une personne pourrait évoquer de très bonnes raisons de se sentir moins heureuse, elle continue pourtant à se dire heureuse. Même si, plus jeunes, les personnes âgées étaient aux prises avec le stress occasionné par leur travail, par les soucis financiers, par les enfants qui vieillissaient et qui faisaient des choix de carrière, de conjoint, à la vieillesse, il y a comme un apaisement. Les dés ont été joués. On a réussi à faire le deuil du conjoint idéal. On a une vision du monde qui est apaisée. On se connait mieux. On s’accepte mieux. Tout cela, ce sont des facteurs très favorables à un vieillissement serein.»

Valérie Bourgeois-Guérin abonde dans le même sens. «Ces études nous indiquent qu’il y aurait une certaine maturité qui s’installe avec le temps. On compte une bonne proportion de personnes âgées qui se sentent plus heureuses.»

La psychologue clinicienne ajoute cependant un bémol, partagé par Jean-Luc Hétu. «Certaines personnes âgées vont se sentir plus heureuses jusqu’au moment où les pertes physiques ou cognitives vont devenir plus nombreuses. Ce sentiment de bonheur se transforme donc avec le temps.»

Il n’en demeure pas moins vrai que le bonheur est possible dans cette période de la vie, même si les défis sont très nombreux.

«Beaucoup de personnes âgées me disent avoir développé des habiletés afin de faire face aux difficultés, aux deuils. Elles me confient qu’elles ont grandi à travers les épreuves qu’elles ont vécues plus jeunes. Elles ont adopté des stratégies, elles ont une force intérieure qui les aide à traverser les périodes plus difficiles», souligne Valérie Bourgeois-Guérin.

Le suicide

Même les deuils sont, dans une certaine mesure, plus aisés à affronter.

«Il y a le phénomène que l’on nomme le deuil avant la perte. C’est-à-dire que, lorsque nous avançons en âge, nous savons très bien que nous risquons de perdre notre conjoint d’une journée à l’autre, d’une semaine à l’autre. Nous nous apprivoisons tranquillement à l’idée qu’il pourrait ne plus être là», explique Jean-Luc Hétu.

Le spécialiste et auteur de plusieurs livres sur le sujet ajoute qu’au fil du temps l’être humain a élaboré toutes sortes de stratégies pour survivre. «Ce n’est pas pour rien que nous sommes encore là après des millions d’années d’évolution. Aujourd’hui, nous parlons beaucoup de la résilience, c’est-à-dire la capacité à relever des défis.»

Cependant, il arrive également que des personnes âgées soient aux prises avec des défis qui leur semblent insurmontables. À bout de ressources, de forces, elles envisagent sérieusement le suicide. Certaines vont passer à l’acte. Les hommes âgés sont quatre fois plus nombreux que les femmes à commettre l’irréparable.

Valérie Bourgeois-Guérin explique cette triste réalité par le fait que les hommes qui passent à l’acte utilisent des moyens plus létaux que les femmes. Elle souligne qu’une des hypothèses avancées pour expliquer le fait que les hommes ont plus tendance à se suicider que les femmes est reliée à leur difficulté à exprimer leurs émotions. «Chez les femmes, c’est plutôt la peur d’être un fardeau pour leurs proches qui souvent motive le passage à l’acte», explique-t-elle.

Outre le suicide, la dépression est présente chez les ainés. Jean-Luc Hétu est bien placé pour s’en rendre compte. «Dans ma résidence, je regarde autour de moi et je constate qu’il y a des personnes dépressives. Elles l’ont probablement été aussi à des périodes antérieures de leur vie.»

La solitude est également le lot de bien des personnes âgées. Cependant, Valérie Bourgeois-Guérin souligne qu’il ne faut pas confondre solitude et isolement volontaire. «On valorise beaucoup le fait que les personnes âgées soient avec d’autres. Mais il y a aussi des personnes qui vont faire une forme de désengagement progressif. Elles vont choisir de voir moins de gens.»

Les deux spécialistes soulignent que cette solitude volontaire peut favoriser la relecture de vie et le développement d’une réflexion spirituelle.

La quête de sens

Selon les deux experts, devant les défis lancés par le vieillissement, la spiritualité et la religion peuvent jouer un rôle positif. «La quête de sens est importante. Chez certaines personnes âgées, cette quête va passer par la religion, mais chez d’autres, non. Nous devons, comme psychologues, être ouverts à cela. Pour certaines personnes, la spiritualité et la religion peuvent constituer un levier thérapeutique intéressant», avance Valérie Bourgeois-Guérin.

Cependant, on trouve encore des psychologues qui refusent d’aborder ces questions avec leurs patients. «Il faut savoir que la psychologie a longtemps voulu se coller sur les sciences pures, sur des données mesurables, afin de se donner une crédibilité. J’ai l’impression qu’il y a eu un excès dans ce rejet de la spiritualité et du mystère», ajoute-t-elle.

Dans son livre Psychologie du vieillissement. Comprendre pour mieux intervenir, Jean-Luc Hétu écrit que «[les] critiques des psychologues et des philosophes ne peuvent rayer d’un trait l’expérience spirituelle telle que vécue durant des millénaires dans les grandes traditions religieuses. Par ailleurs, à l’échelle individuelle, la maturation spirituelle ne peut survenir qu’au prix d’un long corps à corps avec ses propres questionnements».

Pour la psychologue clinicienne, ce qui détermine que nous sommes des êtres humains, c’est la capacité que nous avons de nous poser des questions sur le sens de la vie et de la mort. «Je crois qu’en psychologie il y a de la place pour explorer ces questions-là, même si ce n’est pas du même ordre que les sciences de la nature», conclut-elle.

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Au terme de ce voyage au cœur de la santé psychologique des personnes âgées, que retenir? Qu’il n’y a pas qu’une seule manière de bien vieillir, comme le soulignent avec force Jean-Luc Hétu et Valérie Bourgeois-Guérin. Pour eux, la maladie et les pertes cognitives ne sont pas des obstacles insurmontables au bonheur. Voilà sans doute deux bonnes raisons de lâcher prise devant l’inéluctable, devant cette fin qui nous ouvre d’autres chemins.

Yves Casgrain

Yves est un missionnaire dans l’âme, spécialiste de renom des sectes et de leurs effets. Journaliste depuis plus de vingt-cinq ans, il aime entrer en dialogue avec les athées, les indifférents et ceux qui adhèrent à une foi différente de la sienne.