La situation environnementale est tellement inquiétante que plusieurs couples font désormais la grève de la reproduction. S’ils pensent que le sacrifice de leur progéniture pourrait renverser le cours des choses, c’est aussi par crainte que celle-ci ne subisse les conséquences de la fin du monde ou, enfin, la fin d’un monde. Le Verbe a rencontré trois types de parents bien différents, mais qui, chacun à leur façon, pensent que freiner la vie n’est pas une solution.
Ludovic achète beaucoup de nourriture déshydratée. Détrompez-vous, ce n’est pas parce qu’il est survivaliste et qu’il appréhende l’apocalypse. Bien qu’il affirme être capable de survivre pendant deux semaines dans le bois, c’est plutôt parce qu’il aime beaucoup la randonnée.
« Ça fait un an que j’ai reconnecté avec la nature. Je l’ai toujours aimée, mais depuis dix ans, je faisais juste courir pour travailler et m’occuper de mes quatre enfants. »
Cet article provient du numéro spécial Apocalypse paru au printemps 2020.
À présent, ses enfants, il les amène avec lui en randonnée, ainsi que les trois autres de sa conjointe. Il lui arrive aussi de partir en amoureux et parfois seul pour « prendre du temps pour soi ».
Natif de la région de Portneuf, cet électricien a autrefois fait plusieurs camps en forêt avec les cadets. La forêt, c’est sa deuxième maison.
Mais cette passion pour la nature, il l’a aussi reçue de ses parents, notamment de sa mère, qui faisait partie du comité civil de l’environnement. « C’est très ancré chez nous », dit-il.
Et le sens de la famille aussi. Ludovic aurait sans doute eu plus de quatre enfants, si ce n’était de « faire friser les cheveux de tout le monde » et d’en assumer la charge financière.
Les enfants représentent « notre véritable richesse ».
Sa mère avait une garderie de douze enfants. Pour lui, deux, quatre, huit, dix, ça ne change pas grand-chose. Ses garçons jouent avec les autres du quartier, et ils sont parfois plusieurs à entrer dans la maison comme si de rien n’était.
Ludovic n’a donc pas de difficulté à concilier ses deux passions, les enfants et la nature. Il reste cependant dubitatif devant l’expression « sauver la planète » :
« Ce que je pense, c’est que la planète a son cycle et qu’il se produit quand même, que l’on soit là ou non. »
Le véritable défi auquel nous aurons à faire face, selon lui, c’est le problème démographique. Les enfants représentent « notre véritable richesse ». Il aimerait personnellement que tout le monde continue d’en avoir. Pas nécessairement pour qu’il y ait des familles nombreuses, mais au moins suffisamment pour assurer le renouvèlement de la population.
Les problèmes environnementaux peuvent être aussi nombreux que réels, mais il croit que les générations sauront s’adapter :
« Quand il y a un problème, il y a des solutions. Tout n’était pas parfait avant que les usines arrivent. Les gens autrefois avaient des difficultés avec leur qualité de vie ; ils s’adaptaient et ont inventé des solutions pour les régler. »
Pour Ludovic, le fait d’être sensibilisé par rapport à l’environnement ne vient donc pas d’un sentiment d’urgence, mais plutôt d’un désir de respecter l’ordre des choses : « La nature était là avec nous et on en fait partie. Elle restera après nous ; nous sommes de passage. Encore là, c’est juste une question de respecter ce cycle. »
Le meilleur moyen qu’il a trouvé pour transmettre à son tour cette vision à ses enfants, c’est de leur faire aimer la nature. Le plus souvent, ils jouent à l’extérieur. Et quand ils ont quelques heures devant eux, les enfants demandent à aller marcher dans la forêt.
De l’anxiété à l’engagement
Geneviève et son conjoint sont les parents de Léon. L’été dernier, à l’aube de son premier anniversaire, sa mère lui a écrit sur Facebook une lettre publique qui a résonné chez des milliers d’internautes. Elle s’est même rendue, avec son auteure, dans les pages de La Presse.
Cette lettre, même si Geneviève promet de la remettre un jour à son fils, n’était pas destinée d’abord à lui, mais à toutes les personnes écoanxieuses (voir « Glossaire », p. 16). C’était pour elle un cri du cœur, une sorte de coming out :
« Je me sentais seule dans ces réflexions. Je n’étais pas à l’aise d’en parler avec mes amis, alors que je vivais de grosses souffrances depuis des mois. Je me suis un jour autorisée à être vulnérable, à arrêter d’être dans le déni, puis à me poser des questions. »
Avant cette prise de conscience personnelle sur la crise environnementale, Geneviève menait sa vie comme tout le monde, « métro, boulot, dodo ». Le GIEC venait de publier son dernier rapport (plutôt alarmant) et son fils Léon venait de voir la lumière du jour. « Dans quel monde va-t-il grandir ? » s’est-elle donc demandé.
Un énorme sentiment d’impuissance l’a envahie à partir de ce jour.
« Je me suis un jour autorisée à être vulnérable, à arrêter d’être dans le déni, puis à me poser des questions. »
Pour plusieurs personnes, l’arrivée d’un enfant implique déjà beaucoup de changements. Pour cette anthropologue de formation, la naissance de Léon est venue avec une foule de questionnements et de remises en question qui auront transformé sa vie à jamais.
Aurait-elle accepté d’avoir un enfant si elle avait ces prises de conscience avant la conception ? « C’est une question qui m’a énormément tracassée. J’y penserais à deux fois. » Peut-être qu’elle n’en aurait pas, avoue-t-elle. Or, elle ne peut nier la joie incroyable que Léon lui procure.
Choisir ou non d’avoir des enfants fait partie, selon elle, des solutions individuelles à la crise écologique. Geneviève considère qu’il est on ne peut plus incertain d’arriver à une décision sur la base de ces solutions. Elle appelle ses camarades militants à sortir de ce discours culpabilisant :
« Toutes les sortes d’actions sont valables. Personnellement, je ne juge personne. Il faut arrêter de s’entredéchirer et de se blâmer les uns les autres. Pendant qu’on s’occupe des pailles, ils déforestent l’Amazonie. L’action individuelle ne doit pas nous dédouaner d’une réflexion plus globale. »
« C’est jamais la vie en elle-même qui est le problème. Quand on est rendu à penser que nous devrions cesser d’exister, on n’a pas connecté tous les points. Je suis prête à faire beaucoup de sacrifices : je suis végétarienne, je ne prends plus l’avion, je paie plus cher pour avoir de la nourriture locale, etc. Mais ne pas avoir d’enfant ? Non. »
« Pourquoi m’en priverais-je alors que d’autres ne font pas leur job de réguler l’économie comme du monde ? »
Au moment d’écrire la lettre à son fils, Geneviève était dans le creux de la vague ; elle appréhendait l’avenir plus que jamais et ignorait comment surmonter cette anxiété. C’est sa médecin qui lui a suggéré d’agir. Elle s’engage désormais dans une cellule d’Extinction Rebellion, un mouvement qui encourage la désobéissance civile non violente pour influencer les gouvernements.
Son motif, c’est prendre soin des autres, du vivant, et laisser un monde vivable à son fils. C’est aussi une quête spirituelle qui donne sens à sa vie : par ses actions qui suivent ses paroles, elle se sent plus en cohérence avec sa conscience.
À Léon, elle écrit que son « existence est le témoignage de sa foi en la résilience du vivant ». Son espoir se fonde sur le fait qu’il nous reste encore une fenêtre pour agir. Que la fin du monde soit proche, elle en doute. Mais elle croit fermement que la fin du vivant est possible, de « notre monde à nous ».
« Que la planète continue à vivre sans nous, ça m’intéresse moins. »
Selon elle, la fin d’un monde est nécessaire : celui du capitalisme, de notre rapport déconnecté au monde et au vivant. La transition ne peut être seulement énergétique, économique ou politique, elle doit être également symbolique, ce qui veut dire reprendre possession de notre temps, de notre attention aux autres.
La famille : lieu de simplicité
Les White habitent un modeste bungalow de la banlieue de Québec. Le papa, Charles, travaille comme biologiste, directeur d’une firme de consultants en aménagement et environnement. Sophie, la maman, étudiante à la maitrise en philosophie, élève ses cinq enfants à la maison, école y compris.
Passionné et émerveillé depuis toujours par le réel, Charles s’est intéressé très jeune aux sciences et aux questionnements philosophiques. En travaillant pour une firme en environnement, il a aussi acquis un intérêt pour les questions écologiques.
« J’ai toujours aimé la nature, les plantes. Mais aussi la biologie humaine, cellulaire et moléculaire. Il y a aussi le fait que, depuis quelques années, les gens parlent beaucoup d’environnement ; on ne peut pas passer à côté. »
Quant à Sophie, elle a toujours été considérée malgré elle comme la « grano » de sa famille. Ses actions n’étaient pas sciemment écologiques, mais étaient souvent orientées dans le but de vivre plus simplement. Cinquième de douze enfants, elle témoigne comment la vie familiale lui a appris la valeur des biens :
« On n’était pas riches : on avait une seule voiture pour toute la famille. Souvent, nous devions emprunter celle des voisins. À la table, on ne se battait pas pour avoir la dernière portion, on devait partager. On réutilisait beaucoup les vêtements, les articles scolaires. Il n’était pas question de gaspiller. »
Aujourd’hui, les deux parents affirment vouloir faire ce qu’ils peuvent pour réduire les conséquences de leur mode de vie quotidien sur l’avenir de la planète : achats locaux et biologiques, fabrication maison de produits d’hygiène, etc. Ils aimeraient un jour avoir des poules dans leur cour et commencer le compostage. Il faut dire aussi qu’avoir cinq enfants ne leur permet pas de prendre l’avion pour aller en voyage comme bon leur semble.
Quand on demande à Charles son point de vue scientifique sur le réchauffement climatique et l’état de la planète, il répond avec humilité et prudence :
« Plusieurs spécialistes s’entendent pour dire qu’il y a réchauffement réel, et leurs études sont crédibles. Je n’ai pas étudié personnellement la question à fond. Mais je crois qu’il y a plusieurs autres problèmes environnementaux aussi très menaçants : la déforestation, les cours d’eaux usés, la biodiversité, etc. », ajoute-t-il.
Pour le couple, toutefois, la peur de l’avenir n’a jamais pesé dans la balance quand il a été question d’accueillir les fruits de leur union. D’une part, ils ne pensent pas que faire des enfants puisse contribuer à la destruction de la planète :
« Au Québec, le nombre de naissances est inférieur au taux nécessaire pour le renouvèlement de la population ; en ayant une famille plus nombreuse comme la nôtre, ça compense pour ceux qui n’en ont pas ou qui en ont une plus petite. Une belle planète parfaite ne vaudrait rien sans personne pour en jouir. »
Sophie ajoute : « Qui sait si l’enfant à naitre ne sera pas celui qui trouvera une solution à l’une des causes de la détérioration de l’écosystème et qui renversera la vapeur ? »
Par ailleurs, comme parents chrétiens, ils ont confiance que Dieu a un plan pour leurs enfants et qu’il est maitre de l’histoire. Ils pensent qu’en dernier lieu la vie éternelle les attend. Mais cette espérance, loin de les déresponsabiliser, implique qu’il est possible et nécessaire de rechercher cette vie éternelle dès maintenant. Sophie explique :
« La création, l’environnement, tout ça est un don qui nous est confié et dont on doit prendre soin. Mais ça commence dans la famille et même à l’intérieur de soi : si mon égoïsme détruit mon mari et mes enfants, il ne peut pas en être autrement avec la nature qui m’entoure. »