Kimby. Photo : Valérie Laflamme-Caron

De l’aide pour vivre

Mise à jour 17/08/20 à 15:00 : Jonathan et ses acolytes lèvent le camp. On a annoncé un plan d’action pour sortir Jonathan du CHSLD et la création d’un groupe de travail afin que Coop Assist puisse voir le jour.

J’ai pris connaissance du combat mené par Jonathan Marchand pour les personnes handicapées en octobre 2019. Le Journal de Québec avait titré « Il veut de l’aide pour vivre, pas pour mourir ». On y racontait comment le quotidien de cet homme, qui vit avec la dystrophie musculaire, avait été bouleversé par une pneumonie. J’avais été consternée à la lecture de son témoignage. Sur sa page Gofoundme, Jonathan raconte : 

« On m’a expliqué que j’étais désormais en situation de dépendance vitale pour respirer, que quelqu’un devait être avec moi 24h/24 dans l’éventualité où j’aurais besoin d’assistance. Plusieurs médecins ont fait pression pour que j’accepte l’euthanasie, des soins de confort, pour mettre fin à mes jours. J’ai passé les prochaines semaines en réflexion, en pleurant toutes les larmes de mon corps. Ma vie est terminée ? Vraiment ? Pourquoi ? C’est très facile d’internaliser que tu es une personne profondément malade, que c’est de ta faute, que ta vie ne vaut rien, que tu dois te contenter du peu qu’on t’accorde, que tu es un objet de charité et de pitié. Qu’il vaut mieux mourir que d’être comme toi : un pauvre handicapé. »

Jonathan a décidé de continuer à vivre, coute que coute. On l’a alors contraint à vivre dans un CHSLD, un établissement conçu pour les personnes âgées en fin de vie. Ingénieur informatique, il a dû arrêter de travailler. 

personnes handicapées
Photo : Valérie Laflamme-Caron

Après avoir vécu un épisode de dépression, Jonathan se consacre maintenant à un projet de coopérative de service à domicile qui redonnerait aux personnes handicapées la mainmise sur leur vie. 

Face à l’inaction du gouvernement, il a décidé de camper devant le parlement. Cela fait six jours qu’il y est. 

Un calcul comptable 

Je me suis rendue sur place afin d’aller à la rencontre de ceux et celles qui militent pour les droits des personnes handicapées. C’était l’avant-midi, il n’y avait qu’une quinzaine de personnes sur le site, essentiellement des proches de Jonathan. Des bâches recouvraient la cage dans laquelle il passe ses nuits. 

« La plupart d’entre nous n’avons pas besoin de soins. Ce qui nous manque, c’est de l’aide pour vivre. »

Marie-Ève

On m’a dit qu’il était occupé. J’ai tendu l’oreille et ai entendu des bribes de conversation. On parlait d’horaires de préposés et des jours à venir. Qu’il soit à l’hôpital, à domicile ou sur le trottoir, en face du parlement, Jonathan a besoin d’assistance. La logistique pour mener ce coup d’éclat est forcément complexe. Je n’ai pas insisté.  

Bien qu’il soit devenu le visage et la voix des personnes handicapées, Jonathan n’est pas seul dans sa situation. Selon le ministère de la Santé et des Services sociaux, ils seraient 3200 personnes âgées de moins de soixante-cinq ans à vivre en CHSLD. 

Pour les autres, le spectre de l’institutionnalisation n’est jamais loin. Tout repose sur un calcul comptable. Des intervenantes du CLSC évaluent les besoins des personnes, qu’elles traduisent en « heures de service ». Des gestionnaires décident de l’aide qui sera attribuée en fonction du budget disponible. Si les besoins dépassent les ressources, on relocalise la personne, tout simplement.  

Le contrôle de sa vie

C’est ce que me raconte Marie-Ève, qui se déplace en fauteuil et vit avec son conjoint et son frère, qui ont aussi besoin d’assistance. Elle travaille comme traductrice, lui est chef de service dans le réseau de la santé et des services sociaux : 

personnes handicapées
Marie-Ève. Photo : Valérie Laflamme-Caron

« Le combat de Jonathan nous touche directement. Je suis plus autonome que mon conjoint, qui reçoit déjà un maximum d’heures de service. Si jamais il a besoin de plus de services, ou que moi je ne suis plus capable de pallier les manques, je ne veux pas qu’il aille dans un CHSLD. Qu’on ne puisse plus vivre ensemble dans notre condo. 

« On a tous les deux des carrières prenantes. Quand tu es dans un CHSLD, non seulement tu ne peux plus travailler, mais tu n’as plus aucun pouvoir sur ta vie. On a peur que ce qui arrive à Jonathan nous arrive aussi. » 

Dégrader plutôt que développer

Marie-Michèle milite depuis plus de vingt ans pour les droits des personnes handicapées. Elle a vu comment la vie en CHSLD a affecté le développement de son fils :  

Marie-Michèle. Photo : Valérie Laflamme-Caron

« Au début de la vingtaine, on l’a placé dans une résidence où la moyenne d’âge était au-dessus de quatre-vingts ans. Chaque jour, quand on se parlait au téléphone, il n’avait rien d’autre à me dire que madame-une-telle est partie en ambulance, monsieur-un-tel est décédé. Ce n’est pas bon pour le moral. 

« À son âge, on aurait dû travailler afin qu’il développe son plein potentiel. Mais c’est l’inverse qui se produisait : son état se dégradait. Il jouait aux cartes et au bingo avec les résidents. Ce n’est pas mal en soi, mais ça ne convient pas à un homme dans la force de l’âge. Il vit aujourd’hui dans ce qu’on appelle une résidence intermédiaire. »

Kimby. Photo : Valérie Laflamme-Caron

Kimby, qui se déplace elle aussi à l’aide d’un fauteuil, renchérit : 

« Je suis ici, car je ne veux pas habiter en CHSLD. J’ai toujours dit à ma famille de ne jamais m’y amener. Présentement, je vis en appartement. Je peux faire ma cuisine, mon lavage et un peu de ménage. Si je vivais en CHSLD, on ferait ces tâches pour moi. On pourrait croire que ce serait une vie de princesse, mais ce n’est pas ce que je veux. »

Rendre invisible

Pour ces militantes, les personnes handicapées sont invisibilisées. Par exemple, durant le confinement, jamais on n’a parlé d’elles durant les points de presse tenus chaque jour par le gouvernement du Québec. Marie-Michèle, qui s’appuie sur une canne pour marcher, raconte comment la crise a miné sa qualité de vie : 

« En créant un programme de formation pour les préposés aux bénéficiaires, ils ont déshabillé Paul pour habiller Jacques. Ils ont offert aux personnes qui travaillaient à domicile d’aller se former. On leur a promis des augmentations de salaire si elles allaient dans les CHSLD. Ça a occasionné une baisse de service pour plusieurs d’entre nous. 

« Quand le déconfinement a commencé, ce n’était pas mieux, c’est comme si on n’existait pas. Ils ont enlevé les bancs dans les lieux publics et ont interdit l’accès aux toilettes. Faire la file, quand tes capacités motrices sont limitées, c’est épuisant. »

Un changement de culture 

Par-delà le registre du droit par lequel on revendique une amélioration des services, Jonathan et ses supporteurs en appellent à un véritable changement de culture. Pour Marie-Ève, il est essentiel de valoriser l’entraide : 

« Nos vies sont médicalisées. Dans le journal, cette semaine, ça disait qu’on revendiquait de l’aide pour les malades. Pourtant, la plupart d’entre nous n’avons pas besoin de soins. Ce qui nous manque, c’est de l’aide pour vivre.  

« On doit repenser la place donnée aux personnes handicapées : on nous met dans une case, et on nous oublie. On vit dans une société capitaliste où l’indépendance et la performance sont extrêmement valorisées. Chacun va où il veut quand il veut. 

« Quand on est une personne handicapée, on n’a pas le choix de s’appuyer sur d’autres. On devient plus attentif à la dimension relationnelle. En réalité, nous sommes tous interdépendants. Mettre en valeur le mode de vie des personnes handicapées permettrait une transformation de la culture. On doit repenser comment faire la révolution. »

En revendiquant le droit de vivre dans la dignité, Jonathan, Marie-Ève et tous les autres incarnent une fragilité que nous refusons de voir. Ils nous invitent à faire face à nos propres limites pour mieux accepter celles des autres.  


Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.