La vie conjugale, ce refuge tamisé où nous nous attendons à trouver tous les délices auxquels notre âme aspire, connait parfois ses ratés : l’un n’est pas porté sur l’usage de l’aspirateur, l’autre manque de patience. Tout le monde a pourtant l’impression de faire de son mieux. Déçus, cherchant à rétablir au plus vite l’équilibre nécessaire à notre bonheur, nous pouvons être tentés de chercher désespérément une solution rapide et efficace à notre problème de couple, une quête à laquelle la culture populaire répond diligemment par une offre diversifiée de techniques, de stratégies et de coachs qui promettent de renouveler notre vie amoureuse. Lorsque nous aspirons à plus de communion, le solutionnisme est-il… la solution ?
Elle est séduisante, cette idée d’un partenaire qui répond à nos moindres désirs. Qui satisfait toutes nos attentes. Qui sait deviner ce que nous voulons manger pour souper. Cette fabuleuse idée d’un conjoint sur mesure, en somme. Pour le meilleur et pour le pire, l’être réel qui partage notre vie a tôt fait de nous arracher au fantasme : le sur mesure, c’est pour les habits de noces et les meubles de cuisine. Malgré la désillusion, la tentation de chercher à façonner son mari – ou sa femme – au gré de ses besoins demeure. Ce n’est pas la plus prometteuse des approches, je vous en passe un papier. Mais existe-t-il une autre voie ? Deux couples qui accompagnent d’autres couples – et qui puisent à leurs propres expériences d’époux – ainsi qu’une conseillère conjugale ont généreusement accepté de me prêter leurs lumières.
L’enfer, c’est [insérer ici le nom de votre partenaire]
« Parfois, il y en a qui vont en thérapie de couple pour régler le problème… de l’autre ! » me dit Anne-Martine, amusée. Elle et son mari José œuvrent auprès de couples, mariés depuis quelques années, qui souhaitent raviver la flamme de leur vie conjugale en plaçant Dieu au centre de leur démarche. Ils reçoivent quelques fois des hommes et des femmes qui sont passés par la thérapie de couple, mais qui s’y étaient engagés avec l’intention de solutionner leur conjoint.
Plus sérieusement, Anne-Martine poursuit : « Même dans une recherche d’accompagnement qui est de l’ordre de la relation d’aide, ce que j’observe, c’est que la personne ne vient pas d’abord pour se remettre en question, mais plutôt pour dire : “Enfin, quelqu’un va comprendre mon point de vue sur le problème. Et mon point de vue, c’est que le problème, c’est l’autre.” Ils viennent tous les deux sensiblement avec la même attitude. C’est pour ça que moi, ça m’amène à me questionner sur l’efficacité de ces accompagnements-là. Si ce n’est pas dans une démarche où l’on se remet soi-même en question, ce n’est pas forcément un succès. »
« Lorsque les membres du couple ne jouissent pas d’une intimité qui les comble et les rapproche, le problème est souvent au cœur de la relation plutôt qu’à la surface des corps. »
Outre cette traditionnelle tendance à voir la paille dans l’œil du prochain sans remarquer le deux par quatre qui obscurcit notre propre champ de vision, le nœud de l’affaire, c’est souvent l’impression envahissante que nos besoins respectifs ne sont pas entendus ou pris en compte. Les frustrations vécues sur le plan de la sexualité, notamment, peuvent pousser à chercher une solution en dehors de l’intimité conjugale.
C’est ce que m’explique Anne-Martine : « Il y a de la fuite du conflit, parce qu’il y a des désirs inassouvis. Il y a des fuites dans la pornographie, si l’autre ne répond pas à mon besoin; mais mon besoin, c’est quoi ? C’est une meilleure proximité, une communion. Mon besoin, c’est ça, au fond. Si l’on est en couple, c’est pour vivre dans une relation où l’on est intimement liés, et ça inclut la sexualité. Donc parfois, quand il y a une incompréhension, un conflit, eh bien, il y a aussi rupture dans la vie sexuelle. » La façon de faire face à ce conflit peut souvent être de ne pas s’y frotter, en fuyant « vers ce qui est accessible facilement, vers ce qui est consommable, sans l’obligation d’entretenir une relation puis de communiquer ».
À l’autre bout du spectre, la tentative peut être au contraire d’essayer à tout prix de garder vivante la vie sexuelle du couple en cherchant à l’optimiser par le recours à « des objets, des pratiques, des conseils; et ce n’est jamais suffisant », m’explique Anne-Sixtine Pérardel, conseillère en vie sexuelle et affective. La jeune professionnelle tient un cabinet de consultation à Paris et offre régulièrement des formations dans les écoles. Elle poursuit: « Quand on dit “optimiser le plaisir”, on est dans une logique de performance. »
Lorsque les membres du couple ne jouissent pas d’une intimité qui les comble et les rapproche, le problème est souvent au cœur de la relation plutôt qu’à la surface des corps : « La sexualité, ce n’est pas juste de la mécanique. […] C’est un peu le baromètre de la relation. Ça permet de relier les gens, de s’apprécier en couple, de nourrir la relation. Mais ça permet de se dire aussi : tiens, si je ne suis pas très satisfait, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose dans ma relation à l’autre – autre que sexuelle – qui n’est peut-être pas encore très ajusté du point de vue du cœur, du point de vue intellectuel, du point de vue spirituel ? Il peut y avoir à un moment un décalage qui a pu nous déconnecter, et qui fait que du coup la sexualité n’est pas si épanouissante que ça. »
Encore l’histoire d’Adam et Ève
Parmi les sujets brulants de la vie conjugale, on retrouve celui de la « charge mentale », ce lot de préoccupations domestiques qui tiennent chaque jour en équilibre précaire dans ma tête. Lorsque je relis ma vie de couple à la lumière de cette notion, je suis quelques fois conduite à formuler un bilan à peine excessif, du genre : c’est moi qui fais toute, icitte. Et – comment dire – l’esprit calculateur, ce n’est pas un souper aux chandelles. Je poursuis donc mon enquête auprès de mes participants en m’enquérant de leur vision de la chose. Voyons ce qu’en disent Sara et Jason, mariés depuis huit ans :
« Quand tu te mets à parler du concept de charge mentale, si tu es le moindrement humble, tu fais comme : “Oh! on vient de mettre en mots quelque chose que tout le monde expérimentait, mais qu’on n’arrivait pas à exprimer.” Cela étant dit, arriver à avoir un 50/50, ça, c’est une illusion. Je trouve qu’il n’y a rien dans la vie qui l’est ! Dieu nous a donné certains talents d’un côté, rien de l’autre. C’est un débalancement toujours total, quasiment. Mais c’est le fait qu’on est ensemble qui fait que tout fonctionne. En revanche, moi, ce que j’ai vu avec Sara, c’est qu’on ne voit pas ce que l’autre fait : on voit juste ce qu’on fait soi-même. Mais les charges mentales, il y en a des deux côtés. » C’est cette réponse, sans hésitation aucune, que m’offre Jason.
Être sensible à ce que l’autre porte comme responsabilités quotidiennes, à tout ce qu’il anticipe, planifie et exécute : là se trouve le point de départ ? Sara et Jason confirment. Or, ils ajoutent que cette sensibilité doit aller jusqu’à porter ensemble ces responsabilités. « Prenez sur vous mon joug », dit Jésus (Mt 11,29). Dans le mariage, le joug, c’est à deux que ça se porte.
Sara revient sur la recherche du 50/50 ou de la stricte égalité dans le partage des tâches : « Ce n’est pas chercher la bonne chose. Il ne faut pas que tu cherches un chiffre. Il faut que tu cherches le confort de l’autre. Puis c’est sûr qu’en même temps, si l’autre est en train de dire : “Bien moi, j’aime ça m’écraser sur le divan dans le salon”, ça ne marchera pas, tu comprends? » dit-elle en éclatant de rire.
Dans le partage du fardeau quotidien, il y a donc cette recherche du bien de l’autre. Disposition toute différente de celle où l’on passe son temps à épier la moindre inaction de notre douce moitié et où l’on se propose de la réparer à grands coups de leçons sur la charge mentale. Le partage de la charge mentale est un outil précieux pour solidariser le couple. Mais il doit se rattacher à une vision plus large, plus haute du bien commun.
« Contre le couple fantasmé qui répond à toutes les attentes se trouve le couple réel qui accepte de partager ses grandeurs, ses misères. Il est là, le véritable travail de conversion. »
Comme le couple primordial après sa rencontre avec le serpent – qui les incite à croire que Dieu les a privés de leur plus grand bien –, nous sommes parfois, dans la vie de couple, enclins à penser que celui que nous avons choisi n’a pas réellement à cœur notre bien. Qu’il n’est intéressé que par son propre confort. À cette méfiance originelle qui continue d’inquiéter les cœurs, Anne-Sixtine oppose le principe de bienveillance : « Partez du principe que l’autre, s’il est encore marié ou s’il est en couple avec vous aujourd’hui, il n’est pas là pour vous détruire. Les gens ne sont pas faits pour vous faire du mal, sauf cas exceptionnels », précise-t-elle en soutenant qu’il faut évidemment prendre ces cas au sérieux. « S’il ne cherche pas à vous détruire, partez du principe qu’il cherche à peu près à bien faire les choses avec vous. Principe de bienveillance. Au lieu de penser : “Ah! mais il ne m’aime pas. Il ne pense pas à moi, il ne pense pas à me rendre service. Il n’est pas mon allié”, dites : “Bien là, il n’a peut-être pas vu un truc, je n’ai peut-être pas bien expliqué tel machin…” Mais ce qui se passe devant moi n’est pas une atteinte, une attaque contre moi. »
Du couple parfait au couple à genoux
Contre le couple fantasmé qui répond à toutes les attentes se trouve le couple réel qui accepte de partager ses grandeurs, ses misères. Il est là, le véritable travail de conversion. C’est ce que m’explique José : « Anne-Martine va m’aider à atteindre le bien le plus profond en moi, parce qu’elle est mon premier prochain, mon épouse. Et c’est elle qui m’aide à voir : OK, il y a des parties en moi qui sont obscures, qui ne sont pas sanctifiées encore, qui ont besoin de guérison. L’autre image, c’est qu’elle est comme un miroir : parfois, elle va me refléter des choses en moi qui ont besoin d’être guéries, qui ont besoin d’être travaillées. Mais elle va aussi me refléter des choses en moi qui sont magnifiques, qui sont belles, et qui peuvent refléter un manque chez elle sur certains aspects. C’est pour ça qu’on est si différents et qu’on se complète à la fois. » C’est dire qu’il y a de la valeur à être dérouté par l’altérité.
Mais le véritable changement de paradigme, c’est Dieu au cœur de l’union. C’est à ce roc que s’accrochent mes couples témoins : « Quand je me rends à la messe et qu’arrive le moment de la consécration, je ne sais pas pourquoi, je dis tout le temps à Jason : “Oh! je t’aime plus!” Vraiment! Physiquement! Je ressens plus d’amour pour Jason à la messe », me raconte Sara, l’œil brillant. Lorsque je lui demande comment ça change sa manière d’aimer son mari au quotidien, elle me répond : « Quand tu es dans l’amour de don, tu peux voir que, OK, l’autre m’a moins regardé cette semaine. Est-ce qu’il est plus stressé ? On se connait tellement bien que… Quand tu es vraiment dans cette dynamique-là tout le temps, ce n’est plus genre : “J’prends, j’prends, j’prends.” Non! Je me lève puis [je demande] comment l’autre va, est-ce qu’il est correct aujourd’hui… »
Faire de Dieu le centre de sa relation, ce n’est pas une recette magique qui fait disparaitre les poils de barbe dans le lavabo et les commentaires malavisés sur l’itinéraire routier que l’on a choisi. Les irritants, les frustrations, les conflits même sont le lot de tout couple humainement constitué. Pour José et Anne-Martine, il faut inviter Dieu au cœur de la tempête : « Demander à Dieu d’être présent au sein de notre communication, c’est oser ouvrir la porte de l’humilité. Peut-être que notre conflit ne sera pas complètement réglé, mais il y a un travail de fond qui a commencé, puis qui se poursuit. »
Se mettre en présence de Dieu, c’est adopter certaines dispositions: au sarcasme et aux paroles impulsives se substituent le respect et le silence : « Oui, il y a de la colère, m’explique José, mais je ne peux pas commencer à dire qu’elle est une tête de mule! Je vais aller au fond des choses, je vais plus exprimer ma blessure que la colère. »
Devant le mystère divin, pas de réponse rapide ni de solution immédiate. Mais il y a cette conversion du regard, de mon nombril à la contemplation du Tout-Autre.