La réunion mensuelle du Cercle des fermières de Beauceville commence dans l’effervescence. Louise Boucher, présidente, obtient difficilement le silence. L’ordre du jour est chargé : introduction des nouveaux membres, présentation des activités à venir, dégustation de tire d’érable à la pause. Pour lancer la rencontre, François Proulx, séminariste stagiaire à la paroisse, partage une prière qui se termine par ces mots :
Combien de mailles comportera le tricot de ma vie ?
Dieu seul le sait.
Père, donne-moi le courage de terminer mon tricot afin que tu le trouves digne de l’exposition éternelle.
Un peu plus de cent ans après sa fondation, en 1916, le Cercle des fermières de Beauceville est l’un des plus actifs dans la région. À l’origine, il a été conçu comme un lieu de rencontres pour les femmes rurales qui vivaient isolées les unes des autres. Aujourd’hui, on y apprend le tissage, le tricot, la couture. On y trouve une jeune relève fière de participer à la transmission d’un héritage qui va au-delà du travail manuel.
Accueil et sororité
L’accueil inconditionnel de l’autre marque le succès de ce cercle de femmes. Plusieurs d’entre elles y sont arrivées par hasard. Céline Nadeau, doyenne, se rappelle son intégration au groupe, au début des années 1980 :
« Je n’étais pas habituée à sortir de la maison. Toutes les rencontres que j’ai faites jusqu’à maintenant m’ont apporté un bienêtre incroyable. Les femmes que je voyais étaient aimables. Elles aussi avaient des enfants. C’étaient des femmes laborieuses, qui s’efforçaient de faire quelque chose de beau. Elles se dépêchaient de faire leur catalogne parce qu’elles avaient encore de l’ouvrage à la maison.
« Pour être une bonne fermière, il faut être souple et savoir accueillir toutes les femmes qui se présentent, même si des fois y a une figure qu’on aime moins. Juger, c’est pas ça notre job. Il faut passer par-dessus et aller chercher la qualité qu’elle a. »
Lorraine Poulin, qui voulait apprendre à tisser, ne connaissait aucune fermière. Il y a trente-trois ans, elle s’est présentée à une réunion et a demandé à rejoindre le Cercle :
« Au début, j’étais très gênée. J’ai dû apprendre à faire confiance à certaines fermières. Ça a fini par donner quelque chose. Un jour, j’ai réalisé que j’étais capable de faire une courtepointe. La confiance, c’est très important pour pouvoir apprendre. »
La relation d’apprentissage est la courroie de transmission de ces savoirs artisanaux. La patience est nécessaire de part et d’autre au succès de cette entreprise.
Patience et humilité
Après avoir bénéficié des enseignements des Fermières, Lorraine transmet maintenant ce qu’elle a appris :
« Il ne faut pas compter son temps et avoir le sourire. Être capable de rire quand on se trompe pour pouvoir se reprendre. Si, en enseignant, on se néglige, et que l’autre se néglige encore, que tout le monde se néglige l’une après l’autre, qu’est-ce que ça va donner en fin de compte ? Admettons qu’au tricot tu as mal fait tes points et que tu ne voies pas ton erreur. Je ne vais pas te dire que tu travailles mal, mais je peux rire en disant que tu as créé un nouveau look. Si les autres ne disent rien quand tu fais une erreur, si elles te laissent aller, tu ne vas jamais pouvoir t’améliorer. T’iras pas ben ben loin. »
Juliette Veilleux, dix-sept ans, concède que cette posture d’apprentie est exigeante à tenir. Elle a été initiée au tissage par son arrière-grand-mère et se consacre maintenant à la broderie :
« Ça prend de la persévérance. Faut pas avoir peur de demander de l’aide parce que, souvent, ça ne fonctionnera pas. Dans ce temps-là, l’orgueil embarque et il ne faut pas que tu le laisses l’emporter. Il faut demander de l’aide parce que, sinon, ça n’avancera pas. Si tu veux que ton ouvrage soit beau et que tu l’aimes pendant plusieurs années, il faut accepter d’être critiquée. Ça prend de l’humilité ! »
Doris Asselin est responsable d’un métier à tisser. Quand les femmes ont des difficultés, elles peuvent lui téléphoner pour lui demander conseil.
« On m’appelle parfois le samedi ou le dimanche matin. Je viens aider, ça ne me dérange pas du tout ! Quand tu as donné ton nom pour aider, tu sais que tu vas être appelée. Il y a une dame qui a des problèmes cognitifs, ce qui lui pose plusieurs défis. Elle m’appelle au moins deux fois par semaine. Je lui répète les mêmes choses. Ça l’aide et elle est contente. C’est ça, de l’entraide. Moi, j’adore ça ! »
Le travail partagé favorise la création de liens qui vont au-delà de l’artisanat. Céline Nadeau profite de ces rencontres pour prendre des nouvelles de celles qui sont devenues plus que des amies :
« Je les connais toutes par leur nom. Elles sont comme des sœurs, je ne peux pas les oublier. Quand je les vois, je prends des nouvelles, je m’intéresse. Si une est dans la tristesse de sa maladie ou vit un deuil, on pleure avec elle. C’est plus fort que nous. Quand je fais mon chapelet, je dis la première dizaine pour les fermières. Je sais quelles sont celles qui ont des problèmes. Je demande au Sacré-Cœur de les aider. »
Le sens du travail
Toutes les fermières rencontrées s’entendent pour dire que le produit de leur artisanat est incomparable par rapport à ce qui se trouve dans les grands magasins. Le temps et l’amour consacrés au travail participent à la création d’œuvres qui n’ont pas de prix.
Pour Héleine Longchamps, le tissage agit comme un exutoire. Même si elle travaille pour d’autres, elle y met tout son cœur :
« Quand j’embarque sur le métier, je ne vois plus le temps passer. La vie va tellement vite. En tissant, en tricotant ou en brodant, tu ne peux pas te presser. Tu prends ton temps et tu en profites. Quand je vois l’ouvrage finir, je suis presque déçue que ça achève. Quand je viens ici, je ne suis plus une mère ni une épouse. Je suis une tisseuse. Je me concentre sur ça et ça me fait du bien. Je le prends comme un accomplissement personnel. J’ai tissé deux jetés pour mes filleuls à Noël. C’est ma réalisation, un petit morceau d’héritage, une partie de moi qui va leur rester. »
Lorraine Poulin voit les arts textiles comme une manière de contribuer à la vie familiale et collective :
« C’est important d’arrêter de se fier à tout ce qui est prêt. Un jour ou l’autre, il faut sortir ses mains et travailler. Quand les gens reçoivent ce qu’on leur a fait, ils savent qu’il y a de l’amour dedans. J’irais jusqu’à dire que les enfants dorment mieux avec nos couvertures. J’en ai donné à des jeunes qui sont aujourd’hui adolescents. Il ne faut pas toucher à leur doudou ! Ma mère, à 92 ans, crochetait encore. La semaine avant qu’elle décède, elle a fait un trousseau de baptême pour ma fille qui venait d’avoir un bébé. Les personnes âgées qui n’ont jamais rien fait dépriment dans les centres d’accueil. Il manque un sens à leur vie. »
Quand elle a moins de temps pour prier, elle en profite pour le faire devant sa machine à coudre : « Je demande à Dieu de pardonner à quelqu’un chaque fois que mon aiguille pique le tissu. »
Ainsi, comme le rappelle Doris Asselin, c’est l’amour des autres plus que l’agilité et la patience qui permettent de venir à bout du travail.
« Il faut absolument aimer le monde. Quand tu fais quelque chose qui est destiné à quelqu’un d’autre, si tu n’apprécies pas la personne, le travail est pénible à faire ! Et quand tu as fini ton morceau, tu as fait quelque chose d’utile pour quelqu’un d’autre. Dans la vie, on ne peut pas s’attendre à juste recevoir. Il faut être capable de donner aussi. »
Au fil des années, les Fermières de Beauceville ont contribué à plusieurs œuvres : elles ont tricoté pour des enfants de centres d’accueil, ont confectionné des courtepointes au profit de diverses fondations, assurent une présence dans les activités organisées par la ville, par exemple à la semaine de relâche. Récemment, elles ont même confectionné un drapeau à l’effigie de Marie-Philip Poulin, une hockeyeuse locale médaillée aux Jeux olympiques de Pyeongchang.
La liberté dans le cadre
Quand elles commencent un ouvrage, les fermières doivent suivre un patron. Les manœuvres à exécuter pour arriver au résultat voulu sont complexes. De prime abord, aucune place n’est laissée à l’improvisation. C’est tout de même la rigidité de ce cadre qui permet à chacune de laisser aller sa créativité. Doris Asselin ne s’étonne plus de voir comment un seul modèle peut donner tant de résultats différents :
« Présentement, comme on a fait des tapis indiens, les métiers sont tous montés pareillement. Même si on a pris les mêmes modèles, nos tapis sont tous distincts. On prend les mêmes patrons, mais on ne les fait pas de la même façon. Les couleurs changent, les motifs aussi. Le mien est tissé en bleu, celui-là est tissé en rouge. »
Lorraine Poulin insiste :
« En voyant le morceau, on sait qui l’a fait. On est toutes différentes, mais on a chacune notre beauté. Chacune y va avec ses idées à elle. Certaines y vont avec du gris pâle, du rouge ou du vert. Si tu es stressée, c’est la force de frappe ou les tensions qui vont différer. C’est ce qui fait que chaque morceau est unique. »
La recherche de la perfection
Par les arts textiles, Céline Nadeau est consciente de participer à une œuvre qui la dépasse.
« Regarde tout autour. C’est de la beauté. Il ne faut pas laisser mourir ça, ces affaires-là. Hier, j’écoutais de belles symphonies à Radio-Canada, jouées par un orchestre. C’était tellement beau ! Pour que l’orchestre continue à jouer, ça prend de la relève. De nouvelles personnes qui vont apprendre à jouer de la harpe, du violon, du piano. Le Cercle des fermières, c’est pareil. »
Cette recherche constante de la beauté et de la perfection peut être difficile à porter. Les artisanes ont acquis, par expérience, une sagesse qu’elles imprègnent dans leurs courtepointes. Lorraine Poulin évoque cette tradition héritée des aïeules :
« Quand nos grands-mères confectionnaient des courtepointes, elles faisaient exprès de couper un morceau un peu croche. Elles le plaçaient à un endroit visible pour rappeler ce principe : dans la vie, seul Dieu est parfait. Ça me rassure. Si je fais une erreur, que ça balance un peu moins ou qu’il y a un petit pli quelque part, je me dis que c’est normal. »
La réunion des Fermières se termine dans une ambiance bon enfant. En acceptant le rôle de présidence, Louise Boucher s’était donné pour mandat de créer un climat où la foi peut être nommée et partagée, dans le respect de toutes et de chacune. Elle y est arrivée : par leurs paroles et leurs gestes, sans jamais faire de sermon, les Fermières témoignent de ce qui les habite.